Le contrat racial est un livre de philosophie politique écrit par Charles Wade Mills. Ce billet résume une partie du livre à partir de mes notes de lecture.
La suprématie blanche est un système de domination par lesquels les Blancs ont assujetti les personnes non blanches (p. 31). Mais ce système qui structure le monde et l’histoire récente passe inaperçu. Il définit un cadre général invisible, omniprésent sans que les Blancs le conscientisent. Avec Le contrat racial, Mills tente de nous faire voir ce cadre.
Le livre s’appuie sur trois affirmations (p. 39). Un, la suprématie blanche existe, aussi bien à l’échelle locale que mondiale. Deux, cette suprématie blanche doit être vue comme un système politique. Trois, penser la suprématie blanche comme un “contrat” entre les Blancs est éclairant. On peut dire que la première affirmation porte sur le réel, la seconde sur nos concepts, et la dernière sur la méthode.
Le “contrat racial” est un outil pour penser la suprématie blanche. Mills le décrit comme d’un “pont conceptuel” (p. 34). Il permet de connecter l’univers de la philosophie politique blanche dominante (qui parle de justice et de droits de façon abstraite) et celui des pensées politiques autochtones, afro-américaines, des tiers et quart mondes (qui parlent, entre autres, de colonialisme et de racisme, cf. p. 34–35).
Mais le contrat racial n’est pas qu’une théorie. C’est aussi une façon de décrire et nommer la suprématie blanche autour de nous. Mills distingue donc le “contrat racial” comme outil intellectuel (à écrire avec des guillemets) et le contrat racial comme réalité historique et actuelle (sans guillemets, cf. p. 34). Je reprends cet usage ici.
Il faut comprendre ici “Blanc” n’est pas une couleur de peau. La blanchité désigne un ensemble de relations de pouvoir (p. 191). Elle n’est pas la équivalente à la blancheur (qui elle est bien une couleur). Mills dit que sa théorie “décolore la blanchité”. Dans un monde parallèle, il aurait pu parlé de “jaunité”, de “rougité” ou de “noirité”. La blanchité renvoie donc à une condition sociale, pas à un trait phénotypique.
Le livre se divise en trois chapitres (Vue d’ensemble, Détails, et Mérites “naturalisés”) qui présentent en tout dix thèses sur le contrat racial. Je vais me concentrer sur le premier chapitre dans un premier temps. Je ferai les autres dans une mise-à-jour de l’article.
Ici je me borne à recopier le plan de Mills, c’est donc imbitable à lire.
Vue d’ensemble
- Le contrat racial est politique, moral et épistémologique
- Le contrat racial est une réalité historique
- Le contrat racial est un contrat d’exploitation qui crée une domination économique européenne mondiale et un privilège racial national blanc
Détails
- Le contrat racial norme (et racise) l’espace, délimitant les espaces civils et sauvages
- Le contrat racial norme (et racise) l’individu, établissant le statut de personne et de sous-personne
- Le contrat racial sous-tend le contrat social moderne et il est continuellement réécrit
- Le contrat racial doit être imposé par la violence et le conditionnement idéologique
Mérites “naturalisés”
- Le contrat racial retrace historiquement la véritable conscience morale/politique (de la plupart) des agents moraux blancs
- Le contrat racial a toujours été reconnu par les non-Blancs comme le véritable déterminant (de la plupart) des pratiques morales/politiques blanches et donc comme le véritable accord moral/politique à contester
- Le “contrat racial”, en tant que théorie explicative, est supérieure au contrat social non racial afin de tenir compte des réalités politiques et morales du monde et en contribuant à guider la théorie normative
Table des matières
Le contrat racial est politique, moral et épistémologique
Le contrat racial est un contrat d’exploitation : il est déterminant pour la redistribution des ressources. Mais c’est en fait plusieurs contrats à la fois : un contrat politique, un contrat moral et un contrat épistémologique (relatif à notre façon de connaître le réel).
Politique
Dans le contrat social classique, le contrat transforme les humains en êtres politiques (p. 45–46). On passe d’une situation où il n’y a pas de rapports politiques entre les gens (l’État de nature) à une nouvelle situation où il y a des citoyens, des sujets politiques d’un État. Ce changement s’opère sur la base d’un contrat auxquelles consentent les parties prenantes.
Avec le contrat racial, la transformation n’est pas la même. On passe d’une situation où il n’y a pas de division raciale, à une autre où il existe des Blancs et des personnes non blanches. Les Blancs vont être les véritables sujets du contrat social classique, alors que les non Blancs en sont exclus (ils “restent” dans un état non politique).
Le contrat racial se fait entre les Blancs au détriment des non Blancs, qui sont l’objet du contrat, pas ses signataires (p. 44). Alors que l’État du contrat social classique est présenté comme neutre, celui du contrat racial ne l’est pas. Son but est de maintenir l’ordre racial, la domination blanche et la subordination des personnes non blanches. C’est un État racial.
Les citoyens et citoyennes blanches “consentent” explicitement ou implicitement à l’ordre racial et à la suprématie blanche. Mills parle alors de Blanchité (p. 47), mais je peine à comprendre si la Blanchité est le consentement à l’ordre racial, ou si elle est l’ordre racial et la suprématie blanche elles-mêmes.
Moral
Sur le versant moral, je passe vite. En bref, la moralité des théories classiques ne s’applique qu’aux Blancs et aux Blanches, les autres ne sont jamais reconnus comme libres et égaux (p. 51).
Épistémologique
Le contrat racial affecte la capacité des Blancs à connaître le monde (p.52). Ce qu’ils pensent comme “objectif” ou “factuel” est déformé par le contrat racial. Ironiquement, les Blancs et les Blanches ne peuvent pas connaître le monde qu’ils ont créé.
Devenir Blanc suppose d’acquérir un modèle cognitif qui empêche d’être transparent envers soi-même et de comprendre les réalités sociales. Les Blancs vivent dans un monde illusoire et fantaisiste. D’un côté ils professent des normes morales et politiques (égalité, liberté, etc.) et de l’autre ils massacrent et esclavisent partout sur Terre.
L’incompréhension, les fausses représentations, l’évitement et l’aveuglement volontaires des Blancs à propos de la race sont des phénomènes largement répandus… Et construits. Ils sont nécessaires pour maintenir le système politique blanc. Mills développera cet aspect plus en détails dans l’article L’ignorance blanche.
Le contrat racial est une réalité historique
Le contrat racial est une réalité historique (p. 54–55), il a changé la base du système éthique et juridique à l’échelle mondiale. C’est un changement historique profond, qui a façonné le monde depuis. [Pensez au monde féodal : ce n’est plus le nôtre et on peine à comprendre ses logiques. À l’inverse, le monde capitaliste est le nôtre, il nous construit individuellement et collectivement. Le contrat racial a produit un changement de cette profondeur : il a effacé les façons de voir et de faire antérieures].
Dans un monde structuré par la division raciale, le racisme n’est pas une déviation malencontreuse, une aberration accidentelle : c’est la norme (p. 63). Les règles qui s’appliquent aux Blancs (qui sont les véritables humains et les véritables personnes) ne s’appliquent pas aux autres (dont l’humanité et le statut de personne est contesté).
Le contrôle qu’ont exercés les Européens Blancs sur jusqu’à 85% du globe fait que le contrat racial est transnational (p. 68). C’est une sorte de système politique blanc qui dépasse les frontières, une communauté de personnes blanches liées entre elles, et qui s’opposent aux autochtones.
Ailleurs dans le livre (je crois), Mills parle d’un contrat explicite et d’un contrat implicite. Lorsqu’il y avait des lois esclavagistes, ségrégationnistes, le contrat racial était explicite, marqué dans les textes juridiques. Depuis, il a pris une forme implicite, il continue différemment, sans être fondé en droit.
Le contrat racial crée une domination économique européenne mondiale
Le contrat social classique est moral et politique, mais il a une toile de fond économique (p. 70). Il parle par exemple de fonder ou d’assurer la propriété privée (p. 71). Dans le contrat racial au contraire, la dimension économique est au premier plan : c’est un contrat pour exploiter les personnes non blanches.
Le fait que le pouvoir économique soit Blanc, qu’il avantage l’Europe et ses colonies de peuplement (e.g l’Amérique du Nord) n’est pas un hasard. Le contrat racial maintient un désavantage au détriment des personnes non blanches (p. 76). Le “miracle européen” (en anglais) où l’Europe s’est développée énormément par rapport au reste du monde n’est pas sérieusement détachable de la colonisation.
Même si le contrat racial est constamment en réécriture et que la condition des personnes non-blanches s’améliore, il reste une asymétrie de pouvoir. Ce n’est pas que “tous les Blancs sont en meilleure position que les non-Blancs” mais en tant que généralisation statistique, “les chances de réussite dans la vie sont significativement et objectivement meilleures que les Blancs” (p.77).
Les théories morales des Blancs sur la justice dans l’État ignorent l’injustice centrale sur laquelle repose l’État, au point d’en devenir comique (p.80). En réalité, les Blancs continuent de profiter du contrat racial, aussi bien à l’échelle mondiale que nationale (p. 81).
Ressources supplémentaires
J’ai fait une (trop) longue fiche sur le livre La domination blanche, de Solène Brun et Claire Cosquer… et elles abordent les travaux de Mills dans le chapitre 3 (que je résume en page 3 de la fiche).
Le podcast Le Paris Noir, de Kévi Donat, a fait un épisode entier sur le Contrat Racial avec Magali Bessone. C’est l’épisode qui m’a donné envie de lire Mills, j’ai adoré. Et ça donne plein de clés d’analyses qui ne sont pas dans le livre lui-même.
Pour lire Mills dans le texte, vous pouvez aller sur le site dédié à sa mémoire (en anglais), où certains articles sont en libre accès. En français, vous pouvez lire l’article L’ignorance blanche, ou vous procurer Le contrat racial (le site de l’éditeur permet de lire le début de la préface (PDF, 500 ko)
La suite de la fiche est en page 2, mais de toute façon tu vas pas la lire. Et puis j’ai même pas fini de l’écrire.
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