Cet article résume le livre Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes (Blueprint for a Revolution), du militant serbe Srđa (ou Srdja) Popović. Le livre explique comment renverser un régime politique en utilisant la non-violence (et pourquoi privilégier cette méthode).
J’utilise le titre original en anglais, plutôt que celui (long et contestable) de la traduction française. Ce billet s’appuie sur mes notes de lecture, avec parfois mon interprétation (pas toujours indiquée comme telle). Les intertitres sont de mon fait : il n’y en a pas dans le livre d’origine.
Je ne prétends pas être d’accord avec tout ce que dit Popović, mais ça me semble intéressant de le partager. Et oui, j’ai lu le papier du Monde diplomatique, qui donne un regard critique sur Popović.
Remarque : le billet est beaucoup trop long pour le web (mais ça reste plus rapide que de lire le livre 😛). Il est découpé en plusieurs pages.
Chapitre 1 : Ça ne peut pas se passer chez nous
Srđa Popović commence par expliquer qui il était avant d’agir politiquement : un jeune type banal, qui aimait faire de la musique, draguer des filles et pas se prendre la tête. Entre temps, lui et ses amis ont créé Otpor!, un mouvement qui a fait tomber le dictateur serbe Slobodan Milošević.
Depuis Popović anime Canvas, un centre pour les actions non-violentes qui forme des activistes internationaux. Le chapitre 1 présente une délégation égyptienne venue pour apprendre des techniques de révolution. Popović explique comment son mouvement a fait tomber Milošević.
L’action Otpor ! en Serbie
Otpor ! a transformé l’action révolutionnaire en quelque chose de cool. Appartenir au mouvement et participer à ses actions était devenu socialement désirable pour les jeunes. Il fallait en faire partie pour être à la mode et tomber les filles (sic).
Srđa et ses amis ont utilisé un mélange de pression sociale et d’imitation sociale à des fins politiques. Pression sociale : être contre ou ne pas être de leur mouvement était déprécié socialement auprès de pairs. Imitation sociale : on avait envie de faire comme eux ; et l’on en tirait une récompense sociale (valorisation individuelle au sein du groupe).
Selon Popović, l’humour est une stratégie clé à l’époque d’Internet et de la société de loisir. Avoir l’air grave et inquiet provoque de l’inquiétude, alors que le rire détend et rend attractif. Son mouvement a créé des sketchs de rue et fait des actions faisant rire.
Exemple : libérer des dindes aux couleurs de la 1re dame du pays dans la ville. Cela conduit à une situation perdant-perdant pour le pouvoir. S’il ne réagit pas, il semble faible et leurs opposants prennent de l’ampleur. S’il envoie la police rattraper les dindes, les flics sont contraints à une position ridicule (courir après des dindes) et leur autorité est affaiblie (c’est ce qui s’est passé).
Les Égyptiens ne croient pas que les méthodes d’Otpor ! soient exportables chez eux. Mais Popović n’est pas surpris : tous les activistes passés chez lui et qui ont réussi leur révolution ont eu le même discours.
S’adapter à son terrain
On ne peut pas copier-coller des méthodes appliquées ailleurs. Mais ça ne veut pas dire qu’aucune méthode non-violente n’est applicable dans un contexte donné.
Popović évoque une stratégie utilisée au Chili sous Pinochet. Encourager les gens à conduire lentement : on s’appuie sur une action qui ne peut pas être interdite, et dont la massification rend visible la contestation sociale. Si tout le monde roule lentement, c’est que tout le monde est d’accord.
Les dictateurs sont comme des marques : ils ont besoin de visibilité et d’attractivité, mais ils peuvent être mis en concurrence. Un mouvements d’opposition est un concurrent (d’où l’importance d’un logo et d’un élément symbolique de ralliement).
L’héritage des guerres est d’autres guerres. L’héritage des mouvement non violent n’est pas la violence. Et on voit que ces mouvements ont été portés par des inconnus, des gens qui n’étaient pas de l’élite, et qui sont arrivés à ces résultats.
Chapitre 2 : Voyez grand, mais commencez petit
Il est difficile de mobiliser les gens contre le statu quo, même quand tout le monde admet ses limites (il y a de l’inertie). Et même avec une vision claire (un programme, un ennemi), il est impossible de gagner du 1er coup une bataille à gros enjeu (la démission d’un 1er ministre par ex.).
Massifier
Il faut d’abord rendre son combat pertinent pour le plus grand nombre. Y compris pour des gens qui bénéficient du statu quo (même si le fait qu’il leur bénéficie n’est pas toujours visible au 1er abord).
En Israël, Itzik Alrov a lancé une campagne appelant au boycott du cottage pendant un mois, pour protester contre l’augmentation de son prix. Le cottage n’était qu’un exemple du problème plus large (dérégulation, capitalisme “glouton”), mais il touchait à un élément très ancré dans le quotidien et la culture, jugé comme un produit de 1re nécessité.
Le boycott fonctionne, grâce à un relais blog, qui induit un relais presse. Et parce que les gens comprennent qu’on parle de cottage pour parler d’économie en général. La plus grosse firme de laitiers envoie son mépris, fait des erreurs de communication et sous-estime la contestation. Les israéliens restent déterminés. Victoire.
Cette bataille gagnée va faire boule de neige et motiver d’autres activistes à en lancer d’autres plus ambitieuses.
Savoir choisir ses batailles
Popović cite Jonathan Kozol :
Choisissez des batailles assez importantes pour compter, mais assez petites pour les gagner
[On retrouve ici ce que dit l’activiste Henry Spira : il faut choisir des batailles faciles à gagner (cf. Peter Singer, La théorie du tube de dentifrice)]
La réussite d’un mouvement va dépendre des batailles qu’il choisit de mener. Et le choix de ces batailles dépend de la compréhension qu’on a de l’ennemi. Il faut opposer ses points forts aux points faibles de l’ennemi (Sun Tzu, L’art de la guerre).
Pour que ça marche, il faut une cause concrète : quelque chose de simple et de peu controversé. On retrouve l’idée de rendre sa cause pertinente pour le plus grand nombre. Popović cite l’exemple de Gandhi.
L’indépendance de l’Inde est une cause trop abstraite, mais la taxe anglaise sur un ingrédient de première nécessité ne l’est pas. Gandhi défie la taxe sur le sel en allant sur les plages chercher de l’eau de mer pour la faire bouillir et obtenir du sel. Les autorités sous-estiment l’importance de ce sujet et l’armée anglaise rechigne à s’en prendre à un mouvement pacifique. Le mouvement prend de l’ampleur et les autorités doivent renoncer à la taxe sur le sel. La victoire ouvre la porte à d’autres, en montrant qu’on peut gagner.
Ce n’est pas un hasard si beaucoup d’activistes s’appuient sur des questions de nourriture. Ils identifient une préoccupation quotidienne commune à un maximum de gens.
Les gens s’en foutent…
Quand on parle d’une cause, les gens s’en foutent. C’est un principe extrêmement important à comprendre. Les gens ne s’intéressent qu’à ce qu’ils ont vraiment envie, et il est irréaliste d’attendre d’eux qu’ils aillent au-delà.
Refuser ça et critiquer l’attitude des gens est un truc de mauvais activiste : on ne gagne jamais comme ça. Benjamin Franklin disait qu’il y a 3 types de gens : ceux qu’on ne peut pas faire bouger, ceux qu’on peut faire bouger, et ceux qui bougent déjà.
S’entourer de gens déjà convaincus et qui bougent déjà ne permet pas de gagner. La bonne stratégie c’est d’écouter et de découvrir ce qui intéresse les autres, pour agir dans ce sens. Quitte à ce que ce soit le problème des merdes de chien dans la rue, comme pour Harvey Milk à San Francisco.
Il ne faut pas donner l’impression que notre sujet ne concerne que nous. Quand le mouvement pour les droits des homosexuels a ciblé les parents et proches, il a cessé d’être un truc “de gay” qui ne concernait pas les autres. Il a fourni une motivation individuelle aux proches, qui se sont senti impliqués de façon directe.
Exemple de tout ce qui précède avec la lutte contre la ségrégation aux USA. James Lawson a rejeté des combats trop durs (les couples interraciaux) et a écouté ce qui n’allait pas. Les blancs avaient peur des noirs. Pour faire changer de camp ceux qu’on peut faire bouger, il fallait montrer que les noirs n’étaient pas dangereux.
Deux moyens : un code vestimentaire qui rendait respectable et une attitude non violente en toute circonstance. Comme les noirs ne répliquaient pas face aux agressions, la violence des agresseurs était évidente et le préjugé sur la dangerosité des noirs était battu en brèche. Les blancs qui pouvaient bouger changeaient de camp.
Tracer une ligne
Un mouvement non violent s’appuie sur le nombre. Il doit choisir des combats capables de fédérer au maximum. Pour identifier les combats efficaces à mener, Popović propose la méthode du traçage de ligne :
- Partir du principe que la plupart des gens s’en fichent, n’ont aucune motivation, sont apathiques ou carrément hostiles.
- Ensuite, identifier des actions capables de fédérer : vous, vos amis, et toutes les catégories de gens que vous pouvez imaginer. Ça revient à tracer une ligne avec vous d’un côté, et tout le monde de l’autre.
Le job est de trouver une action qui fasse passer de votre côté le plus de monde. Quand il ne reste “qu’une poignée de salauds” de l’autre côté de la ligne, vous avez la bonne action.
Chapitre 3 : Une vision pour demain
L’opposition au dictateur des Maldives avait trouvé un support : des fêtes du riz au lait, où ils offraient des assiettes de ce plat socialement important aux Maldives. Mais ils n’arrivaient pas aller plus loin. Canvas diagnostique qu’il leur manque une vision : une idée du monde d’après qui semble accessible (pas hors d’atteinte) et attractive aux citoyens.
Cette vision peut être très élémentaire : pour Otpor!, c’était simplement la fin des conflits ethniques en Serbie, de bonnes relations avec les pays autour, le retour à la normale et de la bonne musique (la Serbie était un pays très ouvert culturellement avant Milošević).
Pour construire une vision, on revient à la question de l’écoute des gens. Il faut écouter ce qui compte pour chaque groupe important de la société.
Écouter les besoins des gens
La vision qu’on propose doit intégrer les besoins des gens : sinon ils ne seront pas touchés personnellement et ne seront pas mobilisables.
Cela veut aussi dire écouter les besoins de certaines catégories qu’on n’aime pas. Pendant la révolution serbe, un des compagnons d’Otpor ! rappelait qu’il fallait parler à la police comme si elle était dans le camp des manifestants. En faisant ça, on se donne une chance que l’adversaire change de camp.
Le bon point, c’est que les gens n’ont pas des attentes renversantes. Ils veulent des trucs simples, comme être respectés, avoir un salaire décent et un travail honnête. Leurs attentes sont suffisamment modestes pour s’intégrer dans une vision. Exemple : le policier ne veut peut-être que du respect pour lui-même et un salaire versé à temps. Qui pourrait s’opposer à ça ?
[La plupart des gens ne sont pas des intellectuels qui chérissent de grands principes ou qui exprimeront une attente complexe et développée. Mieux, même les gens capables d’exprimer cela, ne veulent au fond qu’un truc bien plus simple. En remontant au plus près de l’émotion, on retrouve les basiques de la motivation humaine : pouvoir manger, être apprécié, être reconnu, etc.]
Ça ne veut pas dire que la vision finale est une simple ébauche, ou qu’elle serait au fond la même partout (à force d’être trop générale).
Aux Maldives, les activistes ont observé que les vieillards passaient leurs journées à ne rien faire et à vivre de l’aide de leurs enfants (déjà à peine payés). Les dissidents ont intégré la couverture vieillesse à leur vision. Ils ont aussi constaté l’opposition à la corruption. La vision proposée était finalement celle d’un État fonctionnel qui aide ses concitoyens.
Chapitre 4 : Les piliers tout-puissants du pouvoir
Une révolution ce n’est pas un “grand soir” qui vient de nulle part. C’est une série de petites victoires, un feu entretenu sous les cendres, avant de brûler pour de bon. En Égypte, l’action sur la place Tahrir est le résultat de 2 ans de petites victoires, de coalitions et de visibilisation du mouvement.
Popović raconte son intervention auprès d’opposants syriens. Il constate qu’ils sont d’origines très différentes et s’inquiète d’arriver à les faire travailler ensemble. Il rappelle qu’une révolution “ne prend de l’ampleur qu’à partir du moment où 2 groupes qui n’ont rien en commun décident de se rassembler pour leur profit mutuel”.
Quand on s’attaque à un dictateur violent par la violence, on est structurellement désavantagé. On l’attaque sur son point fort, alors qu’on est plus faible que lui. Si on doit battre David Beckham, mieux vaut le confronter aux échecs qu’au football.
De plus, une lutte violente est excluante : seuls les plus forts physiquement vont être mobilisés. Les autres membres de la société (les grand-mères, les intellectuels, les non-valides, etc.) ne pourront pas participer. La masse critique de soutiens est quasi-inatteignable.
Une idée contre Assad
Un exemple de stratégie possible contre Assad : faire fermer l’hôtel Four Seasons, un des plus luxueux de Damas. Son patron est forcément en bons rapports avec Assad et reverse de l’argent au régime. Mais Four Seasons est une chaîne internationale, et le patron n’est qu’un franchisé. Si fait fermer l’hôtel ou qu’il perd sa franchise, ça cause un dommage économique direct au patron, et indirectement au régime.
C’est une bonne idée, parce qu’au lieu de discuter avec un dictateur ou avec l’ONU, on discute avec une chaîne d’hôtel, qui voudra probablement éviter la mauvaise publicité assez vite. En organisant une campagne partout où le groupe est implanté on met en balance l’intérêt du groupe face à celui d’un seul de ses hôtels.
Si le groupe ferme l’hôtel de Damas, les autres investisseurs peuvent se sentir menacés aussi, et hésiter à investir en Syrie. Et on retombe sur des conséquences économiques. Il s’agit de faire tomber les bases économiques qui soutiennent le régime, car elles sont plus simples à atteindre que d’autres.
Les piliers du pouvoir
Selon Gene Sharp, tout régime repose sur quelques piliers qui le maintiennent en place. En appuyant suffisamment fort sur un pilier ou plus, on peut faire tout s’effondrer. Le pouvoir d’un dirigeant n’est pas absolu : il vient dépend du travail et de la docilité d’autres hommes.
Un dictateur dépend du consentement du peuple pour se maintenir. Il a besoin des citoyens ordinaires qui vont au boulot et rentrent chez eux. Le travail d’un activiste est d’interrompre le cours normal des affaires de façon brutale, de secouer les piliers du pouvoir.
Pour ça il faut identifier les piliers. En Serbie, il s’agissait des médecins et des enseignants, qui étaient leaders d’opinion. Si on vise une multinationale, ce seront les actionnaires et les médias d’affaires. Selon l’endroit, les piliers ne sont pas les mêmes.
[Cette section n’est pas très claire. Les piliers sont au départ ceux d’un régime, et sont présentés comme un petit nombre d’acteurs influents. Ensuite le peuple dans l’ensemble est présenté comme un pilier du régime. Ensuite, on parle des piliers d’une multinationale.
Je retiens que les piliers du pouvoir, ce sont des acteurs qui peuvent orienter ou entraver directement l’action d’une structure. Et que ce qui est dit sur le consentement rappelle le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie]
Chapitre 5 : Rire jusqu’à la victoire
Le besoin de rire est universel, et le rire l’emporte toujours sur la peur. Face à un pouvoir qui mise sur la peur, on peut répliquer par le rire. C’est d’autant plus pertinent que (1) le rire peut faire réfléchir et (2) la police n’est pas formée à réagir à l’humour.
On retombe sur l’idée de viser les points faibles : la police sait quoi faire face à la violence, mais n’est pas “armée” face à quelque chose de légal et ridicule. [Le rire est aussi un moteur très fort pour diffuser l’information. Tout le monde partage les bonnes blagues]
Popović raconte comment lui et ses amis avaient mis un baril avec une caricature de Milošević en plein milieu d’une rue commerçante de Belgrade, avec une batte de baseball à côté et un message “Cassez-lui la figure pour 1 dinar” (quelques centimes d’euros). Les gens faisaient la queue pour taper dans le baril. Ou bien la police arrêtait les gens, ou bien elle embarquait le baril (ce qui allait faire des photos drôles à mettre en une des journaux d’opposition).
Dans le même esprit, les opposants polonais au régime communiste avaient lancé de faux rassemblements en faveur du communisme. La répression était très forte, il fallait être drôle et subtil à la fois. Un rassemblement “communiste” caricatural où tout le monde portait du rouge était un moyen drôle et difficile à réprimer.
[Popović ne le souligne pas, mais il y a aussi une dimension participative dans ces actions. Il ne s’agit pas juste de faire rire, mais aussi de faire participer, de mettre en action les gens.]
Le dérisionnnisme
Les activistes doivent donc acquérir des compétences en humour. À commencer par la connaissance de son public : on ne fait pas de blague sur comment étriper un chat devant un parterre de défenseurs des animaux. Il faut également un sens du timing, pour agir à un moment efficace.
En Iran, les matchs de foot sont interdits aux femmes. Fatma Iktasari et Shabnam Kazimi ont bravé cette interdiction le soir d’un match de qualification pour la coupe du Monde 2014 (Iran/Corée du Sud). Entrées avec un déguisement, elles s’en sont débarrassées une fois le match commencé. Tout le monde s’en aperçoit, mais vu l’enjeu du match difficile d’intervenir sans se ridiculiser et risquer la disqualification de l’équipe nationale.
L’humour est populaire chez les activistes parce qu’il est efficace. Il brise la peur, fait renaître la confiance et ajoute un facteur “cool et sympa” qui attire de nouveaux membres. Il peut pousser l’adversaire à des réactions maladroites. Popović parle de “dérisionnisme” (même s’il admet qu’il est bien le seul à défendre ce néologisme).
Des scénarios perdant-perdant
Les meilleures actions humoristiques sont celles qui créent des scénarios perdant-perdant pour l’adversaire. En Syrie, les opposants avaient coloré l’eau du réseau de fontaine de Damas au colorant rouge : les fontaines semblaient cracher du sang. N’ayant personne à incarcérer et aucune piste, la police montait la garde devant les fontaines et semblait ridicule. Elle ne pouvait pas rien faire, mais ce qu’elle faisait était déjà une défaite.
Popović évoque d’autres actions du genre : lancer des balles de ping-pong avec marqué “Assez” partout à Damas, installer de haut-parleurs miniatures hurlant des propos anti-régimes dans des tas d’ordures pour forcer la police à y mettre les mains, ou porter des oranges partout avec soi (au Soudan).
Le rire n’est pas un élément marginal de la stratégie, c’est la stratégie. Les activistes non-violents délaissent leur colère, leur ressentiment et leur rage, au profit d’une forme d’activisme plus puissante. Et plus le pouvoir est violent, plus le rire est efficace.
Chapitre 6 : Retourner l’oppression contre elle-même
Les activistes doivent savoir retourner l’oppression contre elle-même. Ça fait parfois la différence entre l’échec et la réussite. Mais pour cela, il faut d’abord comprendre comment fonctionne l’oppression.
L’oppression relève en général d’une décision calculée. Opprimer permet d’obtenir 2 résultats immédiats : (1) punir la désobéissance passée et (2) éviter les problèmes futurs, en envoyant un message aux fauteurs de troubles potentiels.
L’oppression s’appuie sur la peur, quelle qu’elle soit : peur de l’amende, de la torture ou de la honte. Et cette peur sert à produire de l’obéissance, à faire choisir d’obéir, plutôt que de refuser. Si l’on veut que les gens cessent d’obéir, il faut qu’ils cessent d’avoir peur.
Instrumentaliser la répression
Une première façon de faire cesser la peur est de diffuser ou de produire de la connaissance. L’inconnu fait peur, mais la connaissance permet d’y faire face.
Otpor ! informait ses militants sur “à quoi s’attendre si on est arrêté” et leur apprenait “quoi répondre en interrogatoire”. La prison faisait moins peur, d’autant qu’on savait qu’Otpor ! préviendrait nos proches, enverrait des avocats et organiserait notre comité de soutien devant l’antenne de police.
Côté police, on se retrouvait à arrêter des jeunes pour des blagues, dont certaines étaient objectivement drôles. Une fois interrogés, ils répondaient tous la même chose en boucle, parce qu’ils avaient appris leur texte. Quand ils sortaient, ils étaient accueillis en “star” et gagnaient en prestige social. D’autres voulaient les rejoindre.
En arrêtant les opposants d’Otpor!, la police fait grossir leurs rangs, les renforce, et perd son énergie dans des tâches contre-productives. Augmenter les arrestations est littéralement dans l’intérêt des opposants. Otpor ! fabriquait même des t‑shirts réservés à ceux qui avaient été arrêtés plusieurs fois. Et en avoir était devenu le truc à la mode à Belgrade.
Pour retourner l’oppression contre elle-même, on peut aussi capitaliser sur les abus de pouvoir dont on est victime. Les Pussy Riot sont devenues célèbres parce les autorités ont interdit leurs concerts provocants. Si le pouvoir les avait ignorées, elles seraient restées inconnues et sans impact.
L’abus de pouvoir est une injustice facile à voir à et condamner : l’exploiter permet d’amasser des soutiens et de la popularité. Qu’il recule ou non à la fin, le pouvoir perd en réputation : il s’attaque à beaucoup plus faible… et il est mis en difficulté !
Affaiblir les liens sociaux
Une autre stratégie face à l’oppression est d’attaquer la réputation des oppresseurs et d’affaiblir leurs liens sociaux.
Dans une petite ville de Serbie, le policier local était terrifiant et très brutal. La stratégie a été d’afficher partout sa photo avec un message “Cet homme est une brute, appelez-le et demandez-lui pourquoi il tabasse des enfants”, suivi de son téléphone. L’affichage ciblait en particulier les lieux fréquentés la femme et les enfants du policier (coiffeur, école).
Ostracisés et mal vus par association, ses proches vont demander des comptes au policier. Tout son réseau social étant au courant de ses actes, son statut social est affecté. Cette stratégie de shaming (donner honte) a aussi un effet psychologique sur les oppresseurs. In fine, le policier est devenu moins brutal et moins motivé à sa tâche.
Augmenter le coût de l’oppression
Toute oppression a un coût : elle suppose de la main d’œuvre, du temps et de l’argent. Ces ressources ne sont pas en quantités illimitées. Le travail de l’activiste est d’augmenter le coût de l’oppression. Démotiver la police, lui faire perdre du temps à des tâches absurdes, ou faire fermer des hôtels sont des façons d’augmenter ce coût.
[Julian Assange disait quelque chose de similaire en 2006 dans Conspiracy as Governance. Mais il s’intéressait au coût du secret (versus celui de la transparence), pas au coût de l’oppression.]
Popović rappelle que détruire des villes entières comme le fait Assad coûte de l’argent (des balles, des tanks, etc.). Pire, cela tue des citoyens productifs et arrête des entreprises qui rapportent de l’argent au régime : la base imposable d’Assad diminue.
Aux Maldives, l’économie dépend énormément du tourisme étranger. Les opposants ont eu l’idée de contacter le guide touristique Lonely Planet, pour leur parler de quelques figures de l’opposition réprimées au Maldives. En ajoutant quelques lignes là-dessus dans le Lonely Planet, ils savaient que cela aurait un impact sur les finances de l’État.
Honorer les martyrs
Enfin, les victimes individualisées d’un régime peuvent devenir des martyrs. Ils sont des symboles et peuvent déclencher des réactions dans la population. En Iran, la militante pro-démocratie Neda Agha-Soltan a été assassinée par Téhéran. Le gouvernement avait interdit son enterrement au public. Le nom même de Neda ne pouvait pas être prononcé.
Pour contourner cela et exprimer un soutien, les Iraniens se sont mis à chanter et à mettre en sonnerie de téléphone portable des chansons mentionnant le prénom “Neda”, très commun en Iran. Là encore, la stratégie est consiste à faire quelque chose de difficile à interdire (voire de ridicule à interdire), mais qui est doté d’une valeur symbolique claire.
Popović résume les bases d’une révolution non-violente :
- commencer petit mais voir grand
- avoir une vision de la société de “demain”
- pratiquer le dérisionnisme
- retourner l’oppression contre elle-même
Mais ça ne suffit pas. Construire un mouvement solide capable de faire tomber le pouvoir prend du temps et demande de l’unité. Et c’est l’objet des chapitres suivants. Ça se passe en page 2 de ce billet.