Tout le monde déteste le gaspillage, mais personne ne le voit au même endroit. Comment expliquer que les écolos décroissants et les capitalistes productivistes se rejoignent pour critiquer le gaspillage, alors que tout les oppose ? Cet article analyse en profondeur l’idée de gaspillage pour démêler la situation. L’occasion d’insister sur le caractère toujours politique de la notion.
Cet article est en cours de rédaction / refonte. Le texte peut bouger entre deux consultation de la page. C’est complètement normal.
Quand on dit “gaspillage”, vous pensez à quoi ? À la nourriture ? Aux dépenses d’argent ? À la consommation d’énergie ? Moi ce qui me vient, c’est l’économie mondiale tout entière. Son activité principale semble être de gaspiller nos ressources. Et déjà en 1973, certains parlaient de “sociétés de gaspillage”.
Bien sûr, je sais que ce n’est pas la vision la plus partagée. Mais quand on évoque le gaspillage, c’est souvent les désaccords qui priment. Tout le monde veut bien condamner le gâchis, mais presque personne ne le voit au même endroit. Il y’a des gens qui jettent des produits en bon état à la poubelle. Et il y’en a d’autres pour les récupérer et les réutiliser.
Face à cela, j’ai tenté de comprendre ce que gaspiller veut dire. Je trouve ça confus. Dans certains cas, c’est ne pas finir sa nourriture. Dans d’autres, c’est dépenser trop d’argent. Des fois même, c’est ne pas se servir assez de quelque chose (les vêtements qu’on ne porte qu’une fois par exemple). On a l’impression que gaspiller, c’est à fois utiliser trop (d’argent, de temps…) et pas assez (de nourriture, ses vêtements…).
Dans cet article, j’essaie de démêler la situation. Je propose des outils pour expliquer les désaccords et confusions autour du concept de gaspillage. Mais pour les utiliser, il va falloir faire de la politique. C’est-à-dire exprimer des préférences sur la façon d’organiser la vie en commun.
C’est l’un des résultats de mon enquête. Le gaspillage est par nature un concept politique (pas politicien). On ne peut littéralement pas dire “C’est du gaspillage” sans prendre parti sur ce que devrait être le collectif où l’on vit. Que ce soit notre société, notre famille, ou toute autre structure. Mais pour comprendre ça, il va falloir définir ce qu’est le gaspillage.
Qu’est-ce que le gaspillage ?
Selon les dictionnaires, le gaspillage est un mauvais emploi des choses. Gaspiller, c’est user de façon incorrecte ou incomplète de quelque chose. C’est ne pas en tirer profit.
Il y a aussi une dimension de désordre. Dans sa façon d’être, le gaspillage est un usage excessif, irréfléchi ou inconsidéré. Dans ses conséquences, il conduit à perdre, à gâcher ou à “rendre inutile” ce qui est gaspillé.
Cela m’amène à proposer une définition qui me servira de point de départ. Elle est très abstraite, mais je vais expliquer chaque mot et donner des exemples :
Le gaspillage est un usage désordonné d’une quantité de ressource qui conduit à la rendre inutilisable
Le gaspillage porte sur l’usage d’une quantité. Qu’on parle de nourriture, d’argent ou de temps, ce qu’on gaspille est quantifiable. On ne gaspille pas l’eau en général : on utilise mal une certaine quantité d’eau. C’est pourquoi on peut objectiver le gaspillage, le mesurer précisément.
La quantité en question est considérée comme une ressource. C’est-à-dire qu’elle est pensée comme un moyen au service d’un objectif. On est dans une perspective utilitaire. Il faut relier la chose à quoi elle sert, sinon elle n’est pas une “ressource”.
Un arbre peut être vu comme un simple élément du milieu qui nous entoure. Il peut aussi être envisagé comme une source d’ombre, un moyen d’attirer des oiseaux, un outil pour limiter les glissements de terrain, ou comme du bois de chauffage potentiel. Dans ces perspectives, l’arbre devient une ressource, une quantité de moyen dédiée à un objectif.
Rendre inutilisable une ressource
Le gaspillage rend inutilisable la ressource prise en compte. Concrètement, cela veut dire qu’elle peut être détruite, dégradée ou rendue indisponible. Détruite, quand la ressource est intégralement consommée et ne peut plus être récupérée. Par exemple des invendus qu’on fait broyer ou incinérer : ils sont détruits lors du processus.
Dégradée, quand l’usage diminue la qualité de la ressource. C’est ce qui se passe quand on froisse du papier imprimable, ou quand on mélange du carton propre avec des restes alimentaires. La ressource perd ou acquiert des propriétés qui limitent ses utilisations possibles. Le gaspillage réduit les opportunités, il fait rater des occasions.
Indisponible enfin, quand la ressource est intacte, mais qu’on n’y a plus accès de façon temporaire ou définitive. Pensez à un lave-linge lancé à moitié vide, qu’on ne peut pas utiliser tant que le cycle n’est pas fini (indisponibilité temporaire). Ou bien à la voiture envoyée dans l’espace par l’entreprise SpaceX, et qui n’est pas près de rouler à nouveau (indisponibilité définitive).
La ressource gaspillée devient inutilisable, inapte à servir à un usage équivalent – voire à tout usage. L’argent qu’on a dépensé en achats irréfléchis ne peut plus être dépensé pour un autre achat (usage similaire). Il ne peut pas non plus être économisé ou investi (usage différent). En profondeur, le gaspillage est une opération qui fait perdre son statut de ressource, de moyen utile, à une chose.
Un modèle pour comprendre le gaspillage
On comprend maintenant un peu mieux ce que gaspiller veut dire. Pour aller plus loin, je propose le modèle suivant. Il va nous permettra de saisir l’aspect “désordonné” du gaspillage et d’expliquer pourquoi il y a si souvent désaccord sur ce qui compte comme tel.
Quand on parle de gaspillage, on articule implicitement au moins 5 éléments :
- une quantité de ressource
- une entité qui utilise mal cette ressource
- une partie lésée par ce mauvais usage
- un objectif auquel sert la ressource
- un critère d’évaluation de cet usage
Prenons le gaspillage de temps. Il concerne une quantité de temps (des heures, des jours…) utilisée par une personne ou une structure (association, entreprise…). Souvent, c’est aussi elle qui “perd du temps” et qui est privée de cette ressource. Mais il y a des cas où le temps gaspillé par certain·es est perdu pour d’autres. Pensez à une personne en retard : elle gaspille le temps des autres qui l’attendent.
Maintenant posons un objectif, par exemple, celui de réserver un billet de train. On dira qu’on gaspille du temps, si on se rend en gare alors qu’il existe des moyens de faire autrement (internet, téléphone, etc.). Ici, le critère qu’on retient est celui de minimiser le temps passé à réaliser l’objectif. Moins on utilise de temps pour compléter l’objectif, moins on gaspille. Mais on aurait pu prendre un autre critère.
Je vais détailler. Mais notons d’emblée que les désaccords sur le gaspillage sont en fait des désaccords sur un ou plusieurs éléments du modèle. Quand on n’est pas d’accord pour dire qu’il y a du gaspillage dans un contexte donné, on est en fait en désaccord sur :
- ce qu’on gaspille (la ressource concernée)
- qui subit le gaspillage (la partie lésée)
- l’objectif poursuivi (ce à quoi sert la ressource)
- comment on l’évalue (le critère)
On pourrait envisager d’autres éléments, mais je propose de commencer par étudier ceux-là.
Des ressources multiples et liées
On gaspille rarement une seule ressource à la fois. Quand on poursuit un objectif, on utilise presque toujours plusieurs ressources : du matériel, des personnes physiques, du temps, de l’argent, de l’énergie, etc. C’est une première source d’incompréhension : on parle de gaspillage, mais on ne prend pas en compte la même ressource.
De plus, certaines ressources sont liées entre elles : utiliser l’une empêche d’utiliser l’autre, consommer moins de celle-ci fait consommer plus de celle-là, etc. Cette interdépendance amène à une nouvelle difficulté : il y’a des désaccords sur l’importance à accorder à telle ou telle ressource. Tout le monde n’a pas les mêmes priorités et ne hiérarchise pas les ressources de la même façon.
Si je priorise la ressource “argent” sur la ressource “temps”, je peux choisir de faire un trajet plus long, mais qui me coûte moins cher. Dans ce cas, je ne gaspille pas mon temps : j’ai consciemment choisi que le temps n’était pas ma priorité. Dans la mesure où j’ai vraiment le choix, le temps est moins important que l’argent dans ma hiérarchie des ressources.
Dans le cas de ressources partagées entre plusieurs parties, il y a souvent désaccord sur la hiérarchie des ressources. Si on ne voit pas le gaspillage au même endroit, c’est parce qu’on ne hiérarchise pas de la même façon. Certains mettent en haut de la hiérarchie l’attractivité pour les marchés financiers, d’autres y mettent la biodiversité et une planète vivable.
La notion de gaspillage est donc politique : elle nous oblige à affronter des désaccords sur la façon d’organiser la vie en commun et de partager les ressources. Désigner une action comme du gaspillage, c’est prendre parti et donner la priorité à une ressource plutôt qu’à une autre.
Qui subit le gaspillage ?
Même quand on s’accorde sur ce qui est gaspillé et sur la hiérarchie des ressources, tout n’est pas réglé. On peut être en désaccord sur qui subit le gaspillage, c’est-à-dire qui est lésé par le mauvais usage d’une ressource. Un groupe en particulier se distingue : celles et ceux qui sont privés de la ressource.
Quand une personne jette de la nourriture, elle se prive de l’utiliser. Mais elle prive aussi tous les autres de le faire. Ici la question est de savoir qui a des droits sur la ressource. C’est-à-dire qui a des intérêts ou des revendications légitimes, que tout le monde devrait prendre en compte, à propos de cette ressource ?
Si on parle de l’eau de ma gourde, la réponse est probablement “Juste moi”. Si on parle de celle d’une nappe phréatique, d’une rivière, d’un lac ou d’un océan, ça va être différent. Il y a des nombreuses parties qui peuvent s’estimer lésées par le gaspillage d’un bien commun ou d’une ressource partagée.
Quand des agriculteurs créent une retenue d’eau qui puise dans une rivière pour arroser leurs champs, qui est privé de la ressource ? Les autres agriculteurs en aval ? Les industriels qui ont aussi besoin d’eau ? Les gens du coin ? Les touristes ? Toutes les personnes en aval, jusqu’à la mer ? Ou même les animaux et plantes qui vivent dans et autour de la rivière ? Toutes ces parties peuvent se dire privées d’une ressource sur laquelle elles ont un droit.
On retrouve la dimension politique mentionnée précédemment. Parler de gaspillage, c’est définir un périmètre de personnes concernées. On peut se limiter aux titulaires de droits reconnus par une loi, ou l’étendre au-delà comme je viens de le suggérer. On peut prendre en compte seulement les droits qui portent sur la ressource gaspillée, ou élargir à d’autres droits affectés par ce gaspillage.
Comprendre le gaspillage suppose de trancher non seulement qui en est victime, mais aussi au nom de quoi. Pas étonnant dès lors qu’on peine à s’accorder sur le sujet.
Un objectif structurant…
À supposer qu’on s’accorde sur la ressource dont on parle, sur la hiérarchie des ressources et sur le périmètre des parties lésées, tout n’est pas fini. Il faut encore clarifier l’objectif auquel sert la ressource.
J’ai dit que le gaspillage relevait d’une perspective utilitaire. On prend une chose quelconque (disons une pomme) et on la considère comme une ressource. Elle devient alors un moyen en vue d’un objectif. Mais lequel ? C’est seulement en référence au but poursuivi qu’on parle de gaspillage.
Si j’achète une pomme pour la manger et qu’elle finit par pourrir, c’est du gaspillage. Mon but n’est pas atteint. Si j’arrive à sauver un bout de ma pomme, mon but est partiellement atteint, mais on peut quand même dire que j’ai gaspillé.
Maintenant admettons que j’ai le projet artistique de filmer une pomme qui pourrit. J’achète la pomme précisément pour la laisser pourrir. En se dégradant, ma ressource joue exactement le rôle que je lui ai donné. J’atteins mon but. De ce point de vue, ce n’est pas du gaspillage.
Bien sûr, on peut contester. Mais on change alors complètement de perspective : on n’évalue plus l’usage de ressource par rapport à un objectif. On parle de gaspillage parce qu’on conteste l’objectif en tant que tel. On considère qu’il n’est pas légitime ou pertinent.
Ici, le gaspillage est un mauvais usage de ressource parce que l’objectif visé est lui-même mauvais. On dira par exemple que gâcher de la nourriture est inacceptable. Ou que ça pourrait être acceptable, mais qu’il y a franchement d’autres priorités.
…mais peu remarqué
La confusion sur le gaspillage opère à deux niveaux. Premièrement, on peut ne pas comprendre quel est l’objectif en jeu : on n’est pas au clair sur à quoi sert vraiment la ressource. Deuxièmement, on peut rejeter la pertinence à poursuivre cet objectif.
Une fois encore, l’aspect politique du gaspillage transparaît. Il faut décider quels sont les objectifs légitimes à poursuivre à titre individuel ou collectif. Et si on poursuit plusieurs objectifs à la fois, la question se pose de les hiérarchiser entre eux.
Mais si l’objectif visé est si structurant pour comprendre le gaspillage, pourquoi n’y pense-t-on jamais ou presque ? Je vois deux explications. D’une part, certains objectifs sont tellement banals qu’on ne les voit plus. Satisfaire ses besoins de base, gagner de l’argent ou du temps : ces objectifs vont sans dire. Presque tout le monde les poursuit, presque tout le temps.
D’autre part, certaines ressources intègrent un objectif sous-jacent, moins visible. Par définition, la nourriture sert à nourrir. Quand on parle de gaspillage alimentaire, on parle du gaspillage d’une ressource dont la notion même renvoie à un objectif que tout le monde comprend et a déjà à l’esprit. On peut dire la même chose pour le gaspillage d’énergie ou d’argent.
J’ai parlé plus haut de hiérarchie des ressources et de hiérarchie des objectifs. La présence d’objectifs d’emblée intégrés au sein de certaines ressources montre que l’analyse précise d’un gaspillage peut être particulièrement complexe.
Un critère du désordre
Passons à la dernière source de confusion autour du gaspillage : le critère d’évaluation. On a dit que le gaspillage était un usage désordonné de ressources. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Sur quel critère s’appuie-t-on pour dire qu’un usage est “désordonné” ?
On peut gaspiller parce qu’on échoue à réaliser son objectif. C’est un cas que j’ai déjà mentionné. On mobilise une ressource pour faire quelque chose, et on l’utilise tellement mal qu’on n’arrive pas à faire ce qu’on voulait. Dans ce cas, on parle de désordre parce que l’usage est incohérent, il va contre l’objectif visé et empêche de le réaliser.
Cela correspond à un des sens de “désordonné” qu’on trouve dans les dictionnaires. Une chose est désordonnée quand elle manque d’ordre : de cohérence, de logique. Une action peut aussi être désordonnée si elle n’est pas “conforme à un objectif”, ou bien si elle est “excessive, démesurée” par rapport à la normale.
Le critère qui permet de parler de gaspillage, c’est donc l’échec de l’objectif poursuivi. Quand on échoue à réaliser son objectif, qu’on l’atteint seulement en partie, ou alors pas comme prévu, on peut parler de gaspillage.
Mais est-ce qu’on peut parler de gaspillage si l’objectif visé est parfaitement atteint ? Peut-être, mais ça voudrait dire invoquer un critère différent pour parler de désordre. Je ne vais pas me lancer là-dedans maintenant.
Appliquer à un cas concret
Maintenant qu’on a une définition et un modèle, on comprend mieux les désaccords et incompréhensions autour du gaspillage. Et quand on veut étudier un exemple concret de gaspillage, je propose de se poser un ensemble de questions.

Titre : Comprendre le gaspillage.
Groupe bleu :
- Ressource : Qu’est-ce qui est gaspillé ?
- Quantité : Quelle quantité de ressource est gaspillée ?
Groupe rouge :
- Usage : Quel usage de la ressource est considéré comme du gaspillage ?
- Objectif : Quel est l’objectif visé ? Pourquoi fait-on usage de la ressource ?
- Critère : Comment évalue-t-on que l’usage est “désordonné” ?
Groupe vert :
- Gaspilleur : Qui gaspille ? Qui fait un mauvais usage de la ressource ?
- Partie lésée : Qui subit les conséquences négatives du gaspillage ?
Il s’agit d’identifier toutes les composantes d’un gaspillage, pour savoir de quoi on parle, qui le produit, qui le subit, et pourquoi on dit que c’est du gaspillage :
- Qu’est-ce qui est gaspillé ?
- Quelle quantité de ressource est gaspillée ?
- Quel est l’usage pris en compte ?
- Quel est l’objectif visé ?
- Pourquoi dit-on que cet usage est désordonné ?
- Qui utilise mal la ressource ?
- Qui subit les conséquences négatives ?
Cette méthode permet notamment de se prémunir de la tendance à parler d’un gaspillage pour en désigner un autre. C’est une pratique courante : quand on parle de gaspillage d’énergie par exemple, l’énergie elle-même est rarement ce qui nous préoccupe. On s’inquiète plutôt d’un autre gaspillage associé à la consommation d’énergie : gaspillage d’argent, de ressources naturelles, etc.
Quel usage politique du gaspillage ?
J’ai évoqué un usage politique de la notion de gaspillage. Le gaspillage pourrait être une notion mobilisatrice : personne n’aime le gaspillage, et beaucoup sont prêts à lutter contre lui. Des injustices multiples peuvent être vues comme des à l’origine de gaspillages. Je pense à la justice climatique et sociale, aux colonialismes, aux luttes féministes, mais cette liste ne fait que commencer.
Au regard de la complexité de la notion, je suis désormais moins enthousiaste. Si une union autour du gaspillage devait se faire, elle s’appuierait probablement sur un projet vague et des incompréhensions latentes. Mais c’est peut-être le lot de toute alliance politique suffisamment large : elle se construit sur des mots simples qui unissent plus que sur un programme détaillé.
Remerciements & crédits
Comme tous les textes trop longs, cet article n’a pas été écrit par une seule personne. Il n’aurait pas été possible sans : Armie, Marion, Juliette et (l’autre) Guillaume. Elles et ils ont passé du temps à lire des préversions encore plus mauvaises que ce texte final pour que j’aboutisse à ce résultat navrant.
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