Il ne suffit pas de vouloir une écologie antiraciste : le zéro déchet, la colonialité et moi

On parle sou­vent des éco­lo­gies déco­lo­niales. On voit moins les éco­lo­gies colo­niales inter­ro­ger leur propre colo­nia­li­té. C’est ce qu’on va faire ici, en étu­diant la colo­nia­li­té dans le zéro déchet et les éco­lo­gies de la sobriété.


Le zéro déchet et les éco­lo­gies de la sobrié­té véhi­culent un impen­sé colo­nial pas­sé inaper­çu chez celles et ceux qui le défendent. J’essaie de le rendre expli­cite, facile à com­prendre pour elles et eux. 

Universaliste, abs­traite, dés­ituée : l’ap­proche zero waste minore la diver­si­té et les conflits, au risque d’être inef­fi­cace. Les spectres du pater­na­lisme, de l’ac­ca­pa­re­ment des res­sources et de l’ap­pro­pria­tion cultu­relle planent sur le mouvement. 

Paradoxalement, le zéro gas­pillage est à la fois com­plè­te­ment poli­tique et dépo­li­ti­sant. Un constat qui vaut aus­si pour mes propres textes sur le zéro déchet.

Ce billet est le fait par­tie d’une série autour du zéro déchet comme « zéro gas­pillage ». Voir tous les épisodes.


Colonial n’est pas un com­pli­ment. Et si j’étais du mau­vais côté ? Si mon éco­lo­gie était une de ces éco­lo­gies colo­niales qui s’i­gnorent ? Plus j’y pense plus c’est cré­dible, plus je creuse plus ça devient évident. Dans ce billet, je tente de conscien­ti­ser la dimen­sion colo­niale du zero waste et des éco­lo­gies similaires.

Pour ça je vais dérou­ler les impli­cites du « point de vue zéro déchet » et mon­trer ce qu’ils ont de pro­blé­ma­tique. L’idée est de par­tir du zéro gas­pillage et d’arriver à la déco­lo­nia­li­té. J’essaie de bali­ser un par­cours qui aide mes cama­rades éco­lo­gistes à voir en quoi iels sont concerné⋅es par la cri­tique déco­lo­niale, de tra­cer un che­min que d’autres pour­raient emprun­ter, sans for­cé­ment connaître cette pen­sée en amont.

Je pars du zéro gas­pillage parce que c’est là où je suis, ce que je connais le mieux, mais la colo­nia­li­té que je découvre concerne l’écologie de façon beau­coup plus large.

Des écueils et une méthode

Mais il y a des écueils. En tant qu’européen blanc issu d’une famille de colons1 je suis mal pla­cé pour com­prendre les ques­tions de colo­nia­li­té et de racisme. Bénéficier d’avantages dans un sys­tème de pou­voir pro­duit de l’ignorance chez les dominant·es, une inca­pa­ci­té à recon­naître des choses évi­dentes du point de vue des dominé⋅es2.

À sup­po­ser que je sur­monte cet obs­tacle, je ne suis tou­jours pas légi­time. En abor­dant ces sujets, je risque d’invisibiliser la voix de per­sonnes plus com­pé­tentes que moi et sur qui s’appuie ma réflexion. Même si j’identifie des limites réelles à l’approche zéro gas­pillage, je ne suis pas expert en décolonialité.

Alors pour­quoi par­ler du sujet ? D’abord parce qu’on n’avancera jamais si j’attends de me sen­tir à l’aise pour dis­cu­ter de racisme et de colo­nia­li­té. Mon éco­lo­gie est d’une blan­chi­té aveu­glante : étu­dier sa colo­nia­li­té est une façon d’adresser une par­tie du pro­blème. Ensuite, parce que je ne pré­tends pas pro­duire un dis­cours scien­ti­fique ou exhaus­tif. Je pré­sente un témoi­gnage, un par­cours de conscien­ti­sa­tion per­son­nel, limi­té et imparfait.

Dans les para­graphes qui suivent, j’aborde un à un des aspects du zéro déchet. Pour chaque aspect j’émets une cri­tique, puis je la rat­tache à une facette de la colo­nia­li­té. C’est cette der­nière qui donne une uni­té aux défauts pré­sen­tés ici.

Un « nous » d’humanité générale

Préserver « nos res­sources », chan­ger « nos modes de pro­duc­tions », réduire « nos déchets » : les dis­cours zero waste uti­lisent régu­liè­re­ment le pos­ses­sif « nos ». Ce n’est pas un usage fré­quent, mais il n’est pas anec­do­tique. On peut même résu­mer l’approche zéro gas­pillage à On peut même résu­mer l’approche zéro gas­pillage à « ne pas faire de nos res­sources des déchets3 » (je souligne).

Mais qui est der­rière ces pos­ses­sifs ? À quel « nous » ren­voient ces expres­sions ? Je ne crois pas qu’ils ciblent un groupe limi­té de per­sonnes phy­siques, des gens qu’on pour­rait comp­ter. C’est un « nous » géné­ral, qui désigne un ensemble plus abs­trait. Selon moi, il englobe toute l’humanité.

Puisque le zéro déchet pense à l’échelle mon­diale, qu’il s’intéresse à l’intérêt com­mun et est anthro­po­cen­tré, son hori­zon semble bien être celui de l’humanité. J’en fais l’expérience dans mes propres textes, quand j’écris « nos besoins », « notre situa­tion » ou « notre pla­nète » dans les articles pré­cé­dents.

Un point de vue de nulle part

Mais les éco­lo­gistes qui tiennent ces dis­cours en France ne repré­sentent pas toute l’humanité. Ils et elles sont situées sur toute une série de plans : social, éco­no­mique, géo­gra­phique… Avec ce « nous », iels endossent un point de vue dés­itué et dés­in­car­né, qui ne cor­res­pond à per­sonne. Ce fai­sant, iels invi­si­bi­lisent leur propre situa­tion d’énonciation concrète et oublient son impact sur leurs façons d’agir et leur rap­port au monde.

Dans un mou­ve­ment inverse, iels invi­si­bi­lisent la plu­ra­li­té des voix et la diver­si­té des points de vue au sein des groupes humains. En pré­ten­dant que leur voix est uni­ver­selle, capable d’exprimer celle de « l’humanité », ces éco­lo­gistes minorent la place des désac­cords, des conflits et des hié­rar­chies entre êtres humains.

Ce double mou­ve­ment n’est pos­sible que pour des per­sonnes habi­tuées à être légi­times, écou­tées, à béné­fi­cier d’avantages au sein d’un sys­tème de pou­voir. Elles ne per­çoivent pas ce que leur posi­tion a de sin­gu­lier et ne s’étonnent pas que leur voix puisse énon­cer des normes valables par­tout. Cette atti­tude semble cor­res­pondre à une facette de la colo­nia­li­té, qui véhi­cule un uni­ver­sa­lisme, voire un uni­ver­sa­lisme blanc.

L’illusion d’une humanité unie

Tout se passe comme si l’appartenance à la même espèce créait un lien fort entre les humains, que de ce simple fait, chaque membre de l’espèce avait des inté­rêts com­muns ou conver­gents. De quoi toutes et tous « nous » réunir dans même groupe : l’humanité.

Les êtres humains auraient col­lec­ti­ve­ment un inté­rêt com­mun à main­te­nir un cli­mat stable et bio­di­ver­si­té abon­dante. Chacun⋅e aurait une bonne rai­son, même indi­recte ou loin­taine, d’agir dans ce sens. Par exemple, si je ne veux pas souf­frir d’une cha­leur mor­telle lors de cani­cules intenses et fré­quentes. Ou si j’ai peur que des guerres pour les res­sources en eau, en terres fer­tiles, en res­sources éner­gé­tiques ou en métaux adviennent sur mon territoire.

Mais est-ce vrai­ment ce qu’on constate ? Partout les inté­rêts divergent, y com­pris dans des petits groupes. Qui a vrai­ment les mêmes inté­rêts que sa famille, ses ami⋅es ou ses col­lègues ? Plus le col­lec­tif est large, moins on trouve d’unité, d’uniformité et d’intérêts par­ta­gés. Les liens qu’on y découvre sont faibles, indi­rects et peu struc­tu­rants. Chercher des inté­rêts conver­gents et signi­fi­ca­tifs à l’échelle de l’humanité semble lar­ge­ment illusoire.

D’autant que cer­tains ne sont même pas d’accord sur les limites de ce groupe. Qui compte comme un être humain ? Quand cer­tains déshu­ma­nisent leurs enne­mis en pré­ten­dant qu’iels sont des ver­mines. Que leur géno­cide n’en est pas un, puisqu’iels ne sont même pas « humains ». Qu’on peut en faire des esclaves, les domi­ner et les tuer « comme des ani­maux », puisqu’iels ne sont ne sont pas comme « nous ».

Une faiblesse militante

Pour la géo­graphe Rachele Borghi, croire que nous somme toustes « dans le même bateau » est un des symp­tômes de la colo­nia­li­té (Décolonialité & pri­vi­lège, p. 110). Et c’est bien de ça qu’il s’agit : les éco­lo­gies de la sobrié­té semblent croire que nous par­ta­geons la même situa­tion cri­tique, toustes embar­qués dans un seul bateau-planète.

Cette vision explique en par­tie l’insistance du zéro gas­pillage sur la non-vio­lence et la coopé­ra­tion. Le mou­ve­ment pousse à voir ce qui rap­proche les per­sonnes, ce qu’elles ont à gagner en col­la­bo­rant. Il regarde l’intérêt géné­ral, celui qui béné­fi­cie à « tout le monde », sans consi­dé­ra­tion de race, de classe, de genre, et ain­si de suite. Il passe un peu vite ce que chaque groupe a à perdre. Il ignore trop faci­le­ment les ini­mi­tiés pro­fondes, les conflits irré­con­ci­liables et les rap­ports de force qui tra­versent les groupes humains.

Cette atti­tude consti­tue une véri­table fai­blesse mili­tante. Faute d’identifier les ten­sions et les rap­ports de force, on risque d’être dému­ni lorsqu’ils s’imposent face à nous. On est moins capable de les exploi­ter, de savoir en jouer pour faire avan­cer ses objec­tifs. Au contraire, on risque de les subir, en se deman­dant sin­cè­re­ment pour­quoi les par­ties pre­nantes refusent de coopérer.

Le spectre de l’accaparement des ressources

Plus pro­fon­dé­ment, un tel point de vue active un risque d’accaparement des res­sources. Si on pense par­ler au nom de l’humanité et qu’on croît que tous les êtres humains ont objec­ti­ve­ment des inté­rêts conver­gents, il n’y a plus de conflits sur les res­sources. Où qu’elles soient sur Terre, les res­sources natu­relles sont « nos » res­sources, elles « nous » appar­tiennent collectivement.

En pen­sant un objet aus­si large que « l’humanité », on éva­cue la pos­si­bi­li­té de conflits de pro­prié­té ou d’usage sur les res­sources natu­relles. L’humanité est comme seule face à la pla­nète : ses divi­sions internes n’ont plus de per­ti­nence. Pour assu­rer sa sur­vie, l’humanité pioche libre­ment dans les res­sources natu­relles, qui sont au fond un patri­moine com­mun, quelque chose qui appar­tient à tout le monde.

Dans cette pers­pec­tive, je peux dire depuis la France que j’ai des droits4 sur la forêt ama­zo­nienne au Brésil, car elle pro­duit un air que je res­pire et abrite d’une bio­di­ver­si­té dont j’ai besoin. Cette forêt n’appartient pas vrai­ment à celles et ceux qui vivent à proxi­mi­té, qui y ont des titres de pro­prié­té, ou même à l’État bré­si­lien. C’est un actif stra­té­gique pour l’humanité entière, qui « nous » appar­tient à tous et toutes.

Sauf que rien ne va là-dedans. À sup­po­ser qu’on ait tous et toutes des droits sur cer­tains biens com­muns, ça ne veut pas dire qu’on ait des droits équi­va­lents. La forêt ama­zo­nienne m’est peut-être utile, dans un grand cal­cul mon­dial très abs­trait, mais ce que j’en tire est infime com­pa­ré à ce qu’elle apporte à une per­sonne qui vit sur place, à son contact direct et régulier.

Les res­sources natu­relles sont ancrées dans des ter­ri­toires, elles font par­tie d’écosystèmes qui incluent les humains qui vivent près d’elles. « Tout le monde » n’est pas aus­si légi­time à dis­cu­ter et déci­der de leur ave­nir. N’importe qui ne peut pas dire que ce sont « ses » res­sources, sans jamais avoir été en contact avec.

Une attitude de colon

Croire l’inverse, c’est faire preuve d’une arro­gance crasse, adop­ter l’attitude d’un colon, qui arri­vant de nulle part dit par­tout « Ceci est à moi » sur des ter­rains exploi­tés par d’autres. Il faut une assu­rance déme­su­rée, un sen­ti­ment de légi­ti­mi­té total, pour dire « nos res­sources » en par­lant de celles qui sont lit­té­ra­le­ment à autrui.

Les éco­lo­gistes qui adoptent ce point de vue ne semblent pas conscient⋅es que leur vision fait écho à des logiques pré­da­trices qui elles aus­si, se sont parées de dis­cours posi­tifs et altruistes à leurs époques. Après la mis­sion civi­li­sa­trice, la mis­sion éco­lo­gique pour­rait prendre le relais. On ne vien­drait plus exploi­ter les richesses des colo­nies pour l’Europe, mais pro­té­ger les res­sources natu­relles pour l’humanité. Un risque d’autant moins théo­rique qu’on a déjà évo­qué les ambi­guï­tés et l’utilitarisme du zéro déchet.

L’impensé colo­nial se mani­feste aus­si par une absence d’inversion des rôles. On pense le monde comme plein de res­sources pour « nous », mais on ne pense jamais « chez soi » comme une res­source pour les autres. Quand on parle de l’épuisement des res­sources en sable, on n’imagine pas renon­cer aux plages fran­çaises pour satis­faire les besoins d’autres pays qui veulent fabri­quer du béton.

Le « nous » d’humanité géné­rale éclate en mor­ceaux : son carac­tère fic­tif devient mani­feste. Mis face à une pré­da­tion qui touche à des res­sources situées sur notre ter­ri­toire, nous, Français⋅es, ces­sons de consi­dé­rer que tout est un bien com­mun et que nos inté­rêts se rejoignent avec ceux du reste du monde. Les crises du cli­mat, de la bio­di­ver­si­té et de l’eau n’ont pas dis­pa­rues. Mais notre approche ne per­met plus d’y pallier.

Une approche individualiste et dépolitisante

Un autre défaut de l’approche zéro gas­pillage est son aspect indi­vi­dua­liste. Le zero waste veut prendre en compte les inté­rêts de toutes les par­ties pre­nantes, mais sa méthode d’action consiste à ne pas consul­ter les per­sonnes. On s’informe sur ce qui leur arrive, sur leurs condi­tions de vie et de tra­vail, mais on n’entre pas en contact avec elles. On veut agir pour ces per­sonnes, mais sans devoir leur parler.

Je vois trois dimen­sions à cette atti­tude. D’abord, une telle dis­cus­sion est maté­riel­le­ment impos­sible : il y a trop de par­ties pre­nantes dans la pro­duc­tion mon­diale. L’ambition de toutes les prendre en consi­dé­ra­tion est vouée à l’échec. Ensuite, une éco­lo­gie qui ima­gine prendre en compte l’intérêt de toute l’humanité n’a pas besoin de par­ler aux autres. Elle croit pou­voir se pro­je­ter dans leurs situa­tions et connaître leurs inté­rêts. Enfin, un cer­tain mépris de classe n’est pas à exclure. On n’a pas envie de par­ler à celles et ceux qu’on estime inférieur⋅es : les fré­quen­ter rend visible la domi­na­tion et les injus­tices dont on profite.

Depuis ma situa­tion indi­vi­duelle, je tente d’agir pour les autres, mais sans construire de liens expli­cites, de rela­tions bidi­rec­tion­nelles. C’est tout l’inverse d’une approche col­lec­tive et poli­tique. Certes, la matière et le cycle de vie des objets créent un lien invi­sible entre les per­sonnes, mais il en faut plus pour créer des soli­da­ri­tés concrètes – pas juste des rela­tions éco­no­miques entre clients et fournisseurs.

Alors que le zéro gas­pillage est un pro­jet poli­tique, dont le concept cen­tral est intrin­sè­que­ment poli­tique, j’ai l’impression qu’il a du mal à dépas­ser une approche indi­vi­duelle, à construire de l’action col­lec­tive et des soli­da­ri­tés. Il reste en ça pri­son­nier d’une époque néo­li­bé­rale où les modèles men­taux partent de l’individu, par­fois y res­tent, et sou­vent y retournent.

Un risque de paternalisme

L’approche zéro gas­pillage com­porte aus­si un risque de pater­na­lisme (lien en anglais). Si on défi­nit l’intérêt d’autrui sans échan­ger avec lui, sans écou­ter sa voix et ses reven­di­ca­tions expli­cites, on va déci­der seul de ce qui est bon pour lui, de ce qui cor­res­pond à ses besoins. On va consi­dé­rer comme dans son inté­rêt » des choix que la per­sonne rejet­te­rait, et reje­ter des choix qu’elle juge­rait posi­tifs pour elle. C’est pré­ci­sé­ment ce qu’on appelle du pater­na­lisme : agir « dans l’intérêt » d’une per­sonne, contre la volon­té expli­cite de cette per­sonne elle-même.

Pensez aux tra­vailleurs et tra­vailleuses de la décharge de déchets élec­tro­niques d’Agbogbloshie au Ghana, qui sont inter­viewés dans le docu­men­taire Welcom to Sodom. Iels expliquent que tra­vailler là est là meilleure situa­tion qu’iels ont trou­vé, que c’est pire ailleurs : pas sûr qu’iels soient enthou­siastes à l’idée d’une réduc­tion glo­bale des déchets. Certes, leur envi­ron­ne­ment serait moins pol­lué, leur san­té moins en dan­ger, etc. mais leur source de reve­nu dis­pa­raî­trait. Une éco­lo­gie qui minore les désac­cords, la diver­si­té des points de vue et les conflits pos­sibles montre encore une fois ses limites.

Ce risque de pater­na­lisme rejoint la ques­tion de la colo­nia­li­té. Les Européens et les Européennes ont une longue tra­di­tion de hié­rar­chi­sa­tion des races, qui met les blancs en haut et les per­sonnes colo­ni­sées non-blanches en bas. Les per­sonnes qu’on enva­hit, domine et tue sont pré­sen­tées comme inca­pables de savoir ce qui est bon pour elles. Mais le colo­ni­sa­teur « sait ». Il est prêt à « se sacri­fier » pour l’intérêt de ces peuples, qui « ne lui rendent pour­tant pas ». Un tel point de vue s’exprime notoi­re­ment dans le poème raciste et colo­nia­liste de l’écrivain Rudyard Kipling, Le far­deau de l’homme blanc.

Mais n’est-ce pas quelque chose de simi­laire qu’on entend, quand j’écris dans l’article pré­cé­dent que le zéro gas­pillage consiste à mettre son inté­rêt direct en retrait, au pro­fit de celui d’une per­sonne plus loin dans la chaîne de pro­duc­tion ? Le mépris s’est (peut-être) effa­cé, mais le dis­cours sur le sacri­fice altruiste est tou­jours là.

Une position centrale qui interroge

Avec la sobrié­té, les éco­lo­gistes occi­den­taux trouvent une nar­ra­tion qui leur donne une place cen­trale, posi­tive et active dans la lutte contre les injus­tices cli­ma­tiques. Ce sont elles et eux qui pro­posent d’engager les socié­tés contem­po­raines vers un futur dési­rable. Iels pro­duisent des idées et expé­ri­mentent des pra­tiques qu’iels appellent à deve­nir la norme (réem­ploi, répa­ra­tion, etc.). À la fois inno­vantes, pré­cur­seures, bien­veillantes, ces per­sonnes n’ont presque rien à se repro­cher et plus de rai­son de se sen­tir coupables.

Mais on devrait inter­ro­ger une nar­ra­tion qui vous donne la meilleure place, légi­time vos choix et vos actions, sans jamais leur trou­ver d’aspects néga­tifs. Un tel dis­cours semble trop par­fai­te­ment béné­fi­cier à celui ou celle qui s’y retrouve pour ne pas éveiller un soupçon.

Je peine à ne pas voir dans la sobrié­té une sorte de ver­sion non-inter­ven­tion­niste du « sau­veur blanc5 ». Au lieu de prendre l’avion pour aller « aider » des enfants pauvres dans un pays du Sud, on « agit » à dis­tance, par des effets indi­rects, incer­tains, et à moyen terme.

On s’épargne l’aspect gros­siè­re­ment raciste et pater­na­liste d’un « tou­risme huma­ni­taire » qui inter­vient sur place, per­turbe les dyna­miques locales, et laisse les consé­quences à gérer à d’autres. Mais cet hori­zon d’agir de chez soi pour les domi­nés me semble pro­lon­ger des logiques simi­laires. On passe au sau­veur « sans contact », qui sauve par un ruis­sel­le­ment de sobriété.

On reste dans l’idée de por­ter secours aux « vic­times » d’un sys­tème… dont on est l’un des prin­ci­paux béné­fi­ciaires. Un sys­tème construit par son pays, ses ins­ti­tu­tions, voire ses ancêtres… Et qui nous fabrique par notre édu­ca­tion et nos socialisations.

Des logiques d’appropriation

D’autant que les éco­lo­gistes de la sobrié­té font preuve d’attitudes ques­tion­nables, qui tranchent avec leurs pos­tures altruistes. Si j’ai les moyens d’acheter neuf, mais que je choi­sis l’occasion, je fais une excel­lente affaire, bien au-delà de l’intention éco­lo­gique. On peut voir ça comme une façon pour un riche de récu­pé­rer des res­sources peu chères, qui auraient sinon béné­fi­cié à d’autres caté­go­ries sociales.

En gla­nant Emmaüs et les recy­cle­ries soli­daires, les riches éco­los s’introduisent dans des espaces qui ne leur étaient pas des­ti­nés au départ. Leur pou­voir éco­no­mique peut même désta­bi­li­ser les dyna­miques en place. Emmaüs s’alarme de la baisse de qua­li­té des dons reçus, les objets de valeur étant détour­nés par des nou­veaux cir­cuits d’occasion orien­tés vers le pro­fit ou la spé­cu­la­tion (Vinted, néo-fri­pe­ries « vin­tage », etc.).

Par ailleurs, la façon dont les éco­lo­gistes de la sobrié­té se réap­pro­prient des pra­tiques anté­rieures ques­tionne. Éviter le gas­pillage, emprun­ter plu­tôt qu’acheter, com­pos­ter, répa­rer, consi­gner : ces pra­tiques n’ont pas été inven­tées par le zéro déchet. L’approche zero waste leur donne sur­tout une nou­velle jus­ti­fi­ca­tion, une cohé­rence d’ensemble, et les repo­si­tionne au sein de la société.

Des pra­tiques ancien­ne­ment rin­gardes, hon­teuses, ou mar­gi­nales deviennent sou­dai­ne­ment à la mode, valo­ri­sées, et cen­trales quand des privilégié·es s’en emparent. L’histoire de ces usages est effa­cée, et les éco­los les récu­pèrent comme mar­queurs de leur groupe social. Une logique qui rap­pelle celle de l’appro­pria­tion cultu­relle, quand un groupe domi­nant récu­père des élé­ments d’une culture infé­rio­ri­sée, les vide de leur signi­fi­ca­tion ini­tiale et en tire des béné­fices au détri­ment du groupe infériorisé.

Une vision très abstraite

Ma der­nière cri­tique porte sur le carac­tère très abs­trait du zéro gas­pillage. Les concepts cen­traux du mou­ve­ment pré­sentent un fort niveau d’abstraction. J’ai détaillé le cas du « gas­pillage », mais on peut aus­si évo­quer les idées de « res­source » ou de « matière ».

Une « res­source » n’est pas vrai­ment une réa­li­té concrète : le mot désigne la chose prise comme moyen d’un objec­tif, inté­grée à un cal­cul uti­li­taire qui en fait une variable, un élé­ment abs­trait. La « matière » elle-même relève d’une abs­trac­tion. Ce n’est pas un com­po­sé pré­cis (de l’aluminium, de l’argile, etc.), mais la matière « en géné­ral », déta­chée de toutes les carac­té­ris­tiques qui per­mettent d’identifier de quoi on parle exactement.

Les dimen­sions géo­po­li­tiques, éco­no­miques et sociales liées à une « res­source » natu­relle par­ti­cu­lière, ancrée dans un ter­ri­toire, sont impen­sées. Paradoxalement le zéro déchet insiste sur la maté­ria­li­té du monde via des concepts qui mettent à dis­tance le réel concret, la matière unique et spécifique.

Le zéro déchet mobi­lise aus­si ce que lea phi­lo­sophe non-binaire Timothy Morton appelle des hyper­ob­jets : « l’humanité », la « pla­nète », le « cli­mat », les « géné­ra­tions futures »… Ces objets s’inscrivent dans un espace gigan­tesque et une tem­po­ra­li­té qui dépasse la vie humaine. Ils sont impos­sibles à voir ou tou­cher. Quand on parle de « l’humanité » ou de « la pla­nète », on cible des choses trop grosses pour être appré­hen­dées par l’esprit humain. Ce sont des outils intel­lec­tuels inef­fi­caces pour agir, qui mènent à une impasse politique.

Cette fois-ci, le lien à la colo­nia­li­té m’apparaît mois clai­re­ment. Je sai­sis qu’il y a un lien entre ces abs­trac­tions et la moder­ni­té intel­lec­tuelle, et que la moder­ni­té est inti­me­ment liée à la colo­ni­sa­tion. J’ai déjà par­lé de la dimen­sion cal­cu­la­toire, opti­mi­sa­trice et uti­li­ta­riste du zéro déchet, mais la connexion pré­cise avec la colo­nia­li­té m’échappe6.

Balayer devant sa porte

Bien sûr, tout ce que je dis dans ce billet vaut aus­si pour mon tra­vail et les articles pré­cé­dents. Mes cri­tiques concernent autant le zéro déchet en géné­ral que la manière spé­ci­fique que j’ai de l’aborder. La colo­nia­li­té que je recon­nais dans le zero waste ne m’est pas exté­rieure.

Et encore, ma posi­tion sociale et raciale font que je passe for­cé­ment à côté de cer­taines choses. Je sais que mes textes sont mar­qués de colo­nia­li­té et de blan­chi­té, par des aspects que je ne per­çois pas, ou mal.

Alors que la blan­chi­té de l’écologie est le point de départ de ma réflexion, j’ai échoué à pen­ser direc­te­ment le lien entre supré­ma­tie blanche et sobrié­té. Cette réflexion sur la colo­nia­li­té pour­rait n’être qu’un détour, un moyen de ne pas abor­der le pro­blème, en en trai­tant un autre.

Dans l’impasse

Le sys­tème éco­no­mique que le zéro gas­pillage nous fait voir comme absurde a une his­toire. Il est l’héritier de la colo­ni­sa­tion du monde par l’Europe depuis le 15e siècle. Il naît d’un pro­ces­sus violent, d’exploitation et de dépos­ses­sion de per­sonnes non-blanches par les euro­péens. Son racisme n’est pas un aspect exté­rieur ou anecdotique.

Une éco­lo­gie qui veut sérieu­se­ment remettre en cause ce sys­tème ne peut pas être com­po­sée que de per­sonnes blanches. Au-delà de ses « bonnes » inten­tions7, une éco­lo­gie blanche est condam­née à repro­duire des logiques de domi­na­tion raciale et colo­niale. En ne pre­nant pas en compte ces domi­na­tions, elle pro­longe les façons de faire et de pen­ser qui ont conduit à la crise climatique.

Mais il ne suf­fit pas de vou­loir une éco­lo­gie déco­lo­niale et anti­ra­ciste : il faut com­prendre le pro­blème avec l’écologie qui ne l’est pas. C’est ce j’ai ten­té de faire dans cet article, mal­gré ma com­pré­hen­sion limi­tée de ces sujets. Le risque d’être impré­cis, insuf­fi­sant, ou même erro­né m’a sem­blé plus faible que celui ne pas en par­ler, ne pas ouvrir la discussion.

Et pour qu’elle conti­nue, je vous invite à vous inté­res­ser à celles et ceux qui m’ont per­mis de recol­ler les mor­ceaux du puzzle, de recon­naître un motif colo­nial dans le zéro gas­pillage. Ils et elles ne parlent jamais de zéro déchet, rare­ment d’écologie, mais sans leurs apports, cet article n’existerait pas.

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Notes

  1. Mes grands-parents et mon père naissent dans le Protectorat fran­çais de Tunisie. Ma famille quitte la Tunisie six ans après l’in­dé­pen­dance, lors de la crise de Bizerte. ↩︎
  2. J’hérite de cette idée géné­rale de sa ver­sion spé­ci­fique pro­po­sée par Charles W. Mills dans son article L’ignorance blanche. ↩︎
  3. On retrouve cette idée dans Recyclage, le grand enfu­mage en 2020, même si la for­mu­la­tion de Flore Berligen (p. 15) est plus sub­tile. À l’in­verse, cet article de 2015 reprend lit­té­ra­le­ment la for­mule. ↩︎
  4. Pas au sens de « droit » recon­nu par un État ou une struc­ture supra-natio­nale. C’est un droit au sens de reven­di­ca­tion légi­time, qui pos­sède une valeur imper­son­nelle et qui mérite d’être prise en compte par tous et toutes, indé­pen­dam­ment de qui for­mule cette reven­di­ca­tion. C’est un usage du mot « droit » qu’on retrouve en phi­lo­so­phie. ↩︎
  5. Toutes les per­sonnes qui font du zéro déchet et prônent la sobrié­té ne sont évi­dem­ment pas blanches. Mais vu la quan­ti­té de blancs et de blanches dans le mou­ve­ment, on ne peut pas faire abs­trac­tion de cette dimen­sion pour réflé­chir à cette éco­lo­gie. ↩︎
  6. Ma copine me souffle que le lien est simple : tout notre sys­tème intel­lec­tuel (poli­tique, épis­té­mo­lo­gique, etc.) est pro­duit par des colo­ni­sa­teurs. Il accom­pagne et légi­time la colo­ni­sa­tion. Même si je suis d’ac­cord, c’est trop long à détailler à ce stade de l’ar­ticle. ↩︎
  7. N’oubliez pas : le racisme n’est jamais une ques­tion d’in­ten­tion. Ce sont les effets concrets et la domi­na­tion qui consti­tuent un acte comme raciste, pas l’in­ten­tion de la per­sonne qui le com­met. ↩︎

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