Le zéro déchet est-il secrètement extractiviste ?

Alors qu’il s’op­pose au capi­ta­lisme et à l’ex­trac­tion sans fin des res­sources natu­relles, le zero waste pense de la même façon qu’eux. Le risque : des dérives et une récu­pé­ra­tion du mou­ve­ment. Enquête sur les liens entre zéro gas­pillage, res­sources et extractivisme.


En bref : Le zéro déchet donne une place cen­trale à l’op­ti­mi­sa­tion des res­sources et au rejet du gas­pillage. Ça consti­tue un point com­mun avec des approches pro­duc­ti­vistes et extractivistes.

De quoi ali­men­ter une dérive rigo­riste, où l’on prio­rise l’op­ti­mi­sa­tion des res­sources sur les dif­fé­rentes façons de vivre. Ou une dérive “féti­chiste”, qui fait pas­ser la pro­tec­tion des res­sources avant la satis­fac­tion des besoins.

Si le zéro déchet a de quoi évi­ter ces dérives, elles témoignent néan­moins d’une influence du cou­rant uti­li­ta­riste sur le mou­ve­ment. Mais à trop pen­ser les res­sources et l’u­ti­li­té, le zéro déchet est inca­pable de prendre en compte cer­taines luttes.

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Le zéro déchet est une his­toire de res­sources. Il s’a­git d’é­vi­ter le gas­pillage de matières et de res­sources natu­relles, pour réduire l’im­pact humain sur la bio­sphère. Le mou­ve­ment s’op­pose ain­si à ce qu’on appelle l’ex­trac­ti­visme. C’est-à-dire, selon sa défi­ni­tion la plus courte et la plus géné­rique, à “l’in­ten­si­fi­ca­tion de l’ex­ploi­ta­tion mas­sive de la nature” (Anna Bednik, 2016).

On aurait d’un côté des pra­tiques d’ex­ploi­ta­tion indus­trielles, et de l’autre un pro­jet de socié­té sobre, ancrée dans la décrois­sance et le ralen­tis­se­ment. D’un côté ceux qui creusent la terre pour y trou­ver des mine­rais, qui cultivent le sol jus­qu’à l’é­pui­ser, ceux qui acca­parent l’eau, qui pol­luent l’air… Toutes ces formes d’ex­ploi­ta­tion à outrance, qui nour­rissent une pro­duc­tion obses­sion­nelle et une consom­ma­tion fré­né­tique. De l’autre, celles et ceux qui veulent recen­trer la pro­duc­tion sur des besoins réels, dimi­nuer la pres­sion sur les éco­sys­tèmes et ces­ser d’y déver­ser nos déchets polluants.

Mais les choses sont plus com­pli­quées. Le zero waste est une idéo­lo­gie récente : elle hérite des façons de pen­ser domi­nantes de notre époque. Elle par­tage avec l’ex­trac­ti­visme des aspects com­muns, alors qu’elle le désigne comme adversaire.

Dans cet article, j’ex­plore les liens entre zéro déchet, res­sources et extrac­ti­visme. J’essaie de mon­trer que l’ap­proche zéro déchet com­porte des risques de dérives et des limites. Zéro déchet et extrac­ti­visme sont sur un même spectre, ils appar­tiennent à une même famille de pen­sée. Si on n’y prend pas garde, le mou­ve­ment pour­rait être défor­mé, voire récu­pé­ré par ses adversaires.

Mon objec­tif est de mieux outiller celles et ceux qui défendent le zero waste. Les idées changent le monde : elles influent sur nos actions, nos dis­cours et nos pro­jets. S’appuyer sur une idée confuse, mal conçue ou mal com­prise pro­voque des effets concrets.

Les ressources dans le zéro déchet

Pour se convaincre de l’im­por­tance des res­sources dans le zéro déchet, je pro­pose de regar­der ce que écrit Zero Waste France. La prin­ci­pale asso­cia­tion dédiée au “zéro déchet, zéro gas­pillage” sur mon ter­ri­toire pro­duit en effet des for­ma­tions, livres et outils mili­tants sur le sujet.

Dans ses sta­tuts, cette ONG dit agir pour “la pré­ser­va­tion des res­sources natu­relles et la pré­ven­tion des déchets”. Dans sa vision, elle pré­cise que nos modes de pro­duc­tion et de consom­ma­tion ne sont pas sou­te­nables, “parce qu’ils pré­lèvent plus de res­sources que ce que la pla­nète peut offrir”. Au cours d’un ate­lier de sen­si­bi­li­sa­tion qu’elle a impul­sé, l’as­so­cia­tion parle de “crise des res­sources“1.

L’idée que les res­sources sont rares est au cœur du “zéro déchet, zéro gas­pillage”. Le mou­ve­ment sou­ligne que les socié­tés contem­po­raines reposent sur une illu­sion : les res­sources ne sont pas vrai­ment abon­dantes. Notre capa­ci­té à répondre à nos besoins est donc fra­gile, car nous agis­sons comme si les res­sources étaient infinies.

Le zéro déchet pro­pose d’u­ti­li­ser moins de res­sources, de façon plus effi­ciente et en les répar­tis­sant mieux. C’est un pro­jet qu’on peut dire éco­no­mi­ciste, au sens où il pri­vi­lé­gie une lec­ture éco­no­mique du réel, et où l’é­co­no­mie est la dis­ci­pline qui étu­die l’al­lo­ca­tion des res­sources rares.

Qu’est-ce qu’une ressource ?

Mais qu’est-ce qu’une res­source ? Selon les dic­tion­naires, c’est un moyen. Le mot désigne tout ce qui peut ser­vir à réa­li­ser un objec­tif. Il est donc très abs­trait, car n’im­porte quoi peut deve­nir une res­source. C’est le regard por­té sur la chose qui en fait une “res­source”.

Prenez les abeilles. On peut les voir comme des insectes qui vivent libre­ment dans un milieu natu­rel. Mais on peut aus­si y voir un moyen de four­nir du miel, de pol­li­ni­ser les plantes, de ren­for­cer la bio­di­ver­si­té ou même d’at­ti­rer des tou­ristes. Les abeilles deviennent alors des “res­sources” au ser­vice d’ob­jec­tifs exté­rieurs à elles, posés par des humains.

Penser en termes de “res­source” fait adop­ter une vision uti­li­taire du monde. On réduit les choses à ce qu’elles nous apportent, à leur uti­li­té. Leurs autres dimen­sions et les autres rap­ports qu’on peut avoir avec elles sont éva­cués. Dire qu’un être vivant est une “res­source”, c’est occul­ter qu’il a sa vie, sa com­plexi­té et ses inté­rêts propres. C’est mettre de côté les rela­tions qu’on peut tis­ser avec lui : émo­tion­nelles (affec­tion, crainte…), esthé­tiques (beau­té) ou autres.

Avec l’i­dée de “res­source”, on ne garde qu’un sché­ma réduc­teur. On a la chose concrète (un maté­riau, un être vivant, un phé­no­mène quel­conque) ; l’in­di­vi­du ou le col­lec­tif qui veut l’u­ti­li­ser (asso­cia­tion, entre­prise, etc.) ; et l’ob­jec­tif pour lequel la chose est jugée utile, ce qui la consti­tue comme un “moyen”.

C’est un cadre de pen­sée anthro­po­cen­trique : il met l’hu­main au centre de tout. Le phi­lo­sophe Alexandre Monnin rap­pelle que les “res­sources” ren­voient tou­jours aux besoins humains (Héritage et fer­me­ture, p. 24). Quand on parle de “res­sources natu­relles”, on désigne en fait la nature, mais pen­sée comme un moyen pour l’être humain d’ac­com­plir ses projets.

Des ressources à l’extractivisme

Le zéro déchet est donc un mou­ve­ment de pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment qui n’ac­corde pas de valeur intrin­sèque à la nature. Ce qui donne sa valeur au monde natu­rel, c’est qu’il peut nous ser­vir. La nature est vue comme une res­source : un moyen dis­po­nible, prêt à être exploité.

Parler de “res­source”, c’est déjà se pro­je­ter dans l’ex­ploi­ta­tion future d’une chose, dans le fait d’en tirer pro­fit. Les “res­sources” sont là pour ser­vir. On peut les sto­cker, les éco­no­mi­ser, mais l’i­dée de les consom­mer reste à l’ho­ri­zon. C’est pour­quoi cer­tains dis­cours prennent des dis­tances avec ce mot et lui mettent des guille­mets (Bednik 2016, Monnin 2021). Alexandre Monnin consi­dère même qu’il y a un “extrac­ti­visme latent” dans la notion (Héritage et fer­me­ture, p. 26).

Sans aller jusque-là, je veux sou­li­gner une conti­nui­té entre zéro déchet et extrac­ti­visme. L’extraction des “res­sources” est légi­time pour le zéro déchet. Le pro­blème vient de la quan­ti­té et de l’in­ten­si­té de l’ex­trac­tion, des pol­lu­tions engen­drées et des droits humains bafoués. Ce qui est cri­ti­qué c’est l’ex­trac­tion inutile et évi­table, celle qui ne sert aucun besoin véri­table ou qui conduit à jeter rapi­de­ment la matière extraite.

C’est une posi­tion intel­lec­tuelle extrê­me­ment banale, que cer­tains ou cer­taines diront même inat­ta­quable. Le zéro déchet s’ins­crit en fait dans une logique de pru­dence. Il juge moins ris­qué d’é­vi­ter un dégât cer­tain que de devoir le gérer après coup, sans garan­tie de réus­site. Son objec­tif est de pro­té­ger la capa­ci­té de l’hu­ma­ni­té à sur­vivre, à satis­faire ses besoins en exploi­tant ce qui l’entoure.

Le zéro déchet n’est donc pas un mou­ve­ment de “pro­tec­tion” de l’en­vi­ron­ne­ment. Il défend notre capa­ci­té col­lec­tive à agir, nos moyens d’ac­tion. Ce n’est pas la même chose que de pro­té­ger la nature en elle-même, ou bien au nom des droits des êtres qui la com­posent, ou même en invo­quant des croyances religieuses.

Optimiser l’usage des ressources

On peut même voir dans le zéro déchet une approche éco­no­mique cen­trée sur l’op­ti­mi­sa­tion, sans grande dif­fé­rence avec cer­taines pra­tiques pro­duc­ti­vistes. C’est par­ti­cu­liè­re­ment net quand on regarde le rai­son­ne­ment que mobi­lisent les mili­tants et mili­tantes zero waste. Voilà com­ment il fonctionne.

L’objectif est de satis­faire un besoin en évi­tant de gas­piller des res­sources. On va donc com­pa­rer l’im­pact de plu­sieurs façons de répondre à ce besoin. S’il me faut un vête­ment chaud pour l’hi­ver, vaut-il mieux l’a­che­ter neuf ? d’oc­ca­sion ? l’emprunter ? En faire répa­rer un que j’ai déjà ? L’approche consiste à connaître les impacts2, les com­pa­rer, et à reje­ter les façons de faire qui gas­pillent le plus.

C’est un cal­cul approxi­ma­tif, qui amène à clas­ser des options selon la quan­ti­té de res­sources qu’elles uti­lisent. Si j’a­chète du neuf, j’en­cou­rage à extraire de nou­velles matières pre­mières. C’est donc moins inté­res­sant que la seconde main, où je “ren­ta­bi­lise” un objet déjà fabri­qué. Mais la seconde main aus­si peut être cri­ti­quée. Elle est par­fois moins inté­res­sante que d’autres choix (emprunt, répa­ra­tion…). Il y a une hié­rar­chie des options dis­po­nibles, qu’on peut dire “plus” ou “moins” zéro déchet.

On est dans une logique d’op­ti­mi­sa­tion. Le zéro déchet ne se limite plus à reje­ter le gas­pillage : il cherche la meilleure façon d’a­gir. L’action vrai­ment “zéro déchet” est effi­ciente : elle satis­fait au mieux le besoin, avec le mini­mum de res­sources. Le zéro gas­pillage oscille donc entre la recherche de meilleures solu­tions (par rap­port à l’exis­tant) et la recherche de la meilleure solu­tion (dans l’absolu).

De façon éton­nante, le zero waste semble ici rejoindre la méthode de pro­duc­tion lean (maigre, sans gras). Au départ déve­lop­pée par Toyota, cette méthode indus­trielle théo­rise les types de gas­pillage, pour les éli­mi­ner. Mais on est très loin d’une vision éco­lo­gique ou décrois­sante : la pro­duc­tion lean s’in­tègre dans un monde capi­ta­liste, pro­duc­ti­viste et extrac­ti­viste. Elle réduit le gas­pillage pour inten­si­fier les pro­fits, pas pour sau­ver la planète.

Un risque de dérive rigoriste

En se foca­li­sant sur les res­sources et opti­mi­sant leur usage, le zéro déchet s’ex­pose à deux dérives. Il s’a­git d’at­ti­tudes qui semblent zéro gas­pillage, mais qui oublient cer­tains aspects du mou­ve­ment. Je vais pré­sen­ter cha­cune d’elles et pro­po­ser des façons de les éviter.

La pre­mière dérive serait de trans­for­mer le zéro déchet en mode de vie rigide, fon­dé sur l’in­jonc­tion à être le plus zéro déchet pos­sible. Ce serait une vision mora­li­sa­trice, où l’on appel­le­rait en per­ma­nence à choi­sir l’op­tion “vrai­ment” zéro déchet, au détri­ment de tous les choix moins optimaux.

Dans cette dérive, on juge­rait illé­gi­times des demandes qui ne cor­res­pondent à aucun “besoin“3. A‑t-on vrai­ment “besoin” de tout infor­ma­ti­ser dans son quo­ti­dien, quand on sait l’im­pact matière du numé­rique ? de renou­ve­ler sa garde-robe, même avec de la seconde main ? de man­ger de la viande ? Alors qu’elle ali­mente sur­tout les émis­sions de gaz à effet de serre.

Toutes les demandes pour­raient être scru­tées et contes­tées au nom d’un idéal ascé­tique. On met­trait alors l’ac­cent sur le pre­mier R du zéro déchet : le Refus4. Refuser d’a­gir ou y renon­cer serait vu comme le choix le plus éco­nome en res­sources. On valo­ri­se­rait l’i­dée de “faire sans” ou de “ne pas faire”. Et jus­te­ment, un dis­cours du renon­ce­ment existe déjà, même s’il n’est pas acco­lé à une logique zéro déchet de façon explicite.

Cette dérive n’est pas spé­ci­fique au zéro gas­pillage. Beaucoup des mou­ve­ments qui pro­posent un mode de vie sont sus­cep­tibles de déve­lop­per une variante rigo­riste. Et par ailleurs, le zéro déchet est plu­tôt bien équi­pé pour y échap­per. Le dis­cours asso­cia­tif aide à s’en rendre compte.

Zero Waste France insiste sur le carac­tère pro­gres­sif et bien­veillant de la démarche zéro déchet. Il s’a­git d’a­gir à son rythme, selon ses capa­ci­tés et son contexte per­son­nel. Il y a une place pour l’er­reur et l’ex­pé­ri­men­ta­tion. Contrairement à d’autres milieux, le zero waste ne valo­rise pas la “pure­té mili­tante”, cette atti­tude qui encou­rage à incar­ner à la per­fec­tion les normes d’un mouvement.

Au contraire, l’im­per­fec­tion des démarches indi­vi­duelles est per­çue comme une force, qui per­met de créer des col­lec­tifs plus vastes et plus solides. Il y a même une expres­sion pour ça : “Mieux vaut des mil­liers de per­sonnes qui font mal du zéro déchet, qu’une poi­gnée qui le font par­fai­te­ment”. Il n’y a pas qu’une seule façon de faire du zéro déchet.

En fait, hié­rar­chi­ser les actions selon leur usage en res­sources ne signi­fie pas qu’il existe vrai­ment un seul choix opti­mum. Et à sup­po­ser qu’il existe, rien ne dit qu’on puisse l’i­den­ti­fier comme tel. Allons plus loin : à sup­po­ser qu’on iden­ti­fie un choix “objec­ti­ve­ment meilleur”, ça ne jus­ti­fie pas de stig­ma­ti­ser celles ou ceux qui ne l’at­teignent pas, quelles que soient leurs rai­sons. On est dans un mou­ve­ment qui se veut posi­tif, pas culpabilisant.

Une dérive doublée d’une menace de récupération…

La deuxième dérive consiste à inclure les per­sonnes phy­siques dans ce qui compte comme “res­source”. On met de côté la valeur intrin­sèque des per­sonnes, qui sont réduites à des moyens uti­li­sés par d’autres. Elles deviennent du maté­riau humain5 : leur fonc­tion est de contri­buer à un objec­tif. Le pro­jet de socié­té zéro gas­pillage condui­rait alors à une socié­té oppres­sive, bien loin des idéaux de ses mili­tantes et militants.

Pour opti­mi­ser les “res­sources” humaines, les orga­ni­sa­tions pour­raient réduire leur per­son­nel, puis l’ex­ploi­ter inten­sé­ment (disons jus­qu’au burn-out). Elles gar­de­raient l’ef­fi­cience comme hori­zon et n’hé­si­te­raient pas à mal­trai­ter puis jeter les “res­sources” après usage. Les per­sonnes seraient comme des mines de chair dont on extrait la valeur et l’u­ti­li­té, en cohé­rence avec l’ex­ploi­ta­tion de la nature.

Bien sûr, on peut ima­gi­ner l’in­verse. Si les per­sonnes sont des res­sources, pour­quoi ne pas les “faire durer” ? Les “main­te­nir” en bon état, et les “répa­rer” si besoin ? Ce serait l’é­bauche d’une socié­té du soin des autres. La lutte contre le gas­pillage maté­riel y rejoin­drait celle contre le gas­pillage humain.

Malgré la bien­veillance du pro­jet, on conti­nue­rait à pen­ser les per­sonnes d’a­bord comme des moyens. Les ques­tions de liber­té, d’é­ga­li­té et de rap­ports poli­tiques res­te­raient en sus­pens. Je ne parie pas sur cette option. Nous vivons dans des struc­tures poli­tiques et éco­no­miques héri­tées de la colo­ni­sa­tion, de l’im­pé­ria­lisme et de l’es­cla­vage : elles pro­longent ces dyna­miques plus sou­vent qu’elles ne s’en écartent.

Et c’est tout le dan­ger de cette deuxième dérive du zero waste : en accep­tant les per­sonnes comme des res­sources, on faci­lite une récu­pé­ra­tion par les domi­nants actuels. Ils consi­dèrent déjà les per­sonnes comme des gise­ments de chair, ils s’ob­sèdent déjà pour l’op­ti­mi­sa­tion. Le zéro gas­pillage ne serait qu’un dis­cours de jus­ti­fi­ca­tion de plus, par­ti­cu­liè­re­ment cohé­rent avec leur façon de voir usuelle. Ils pour­raient alors défendre une ver­sion per­ver­tie du zero waste, qui mime­raient sa struc­ture en s’é­loi­gnant de son fond.

Les capi­ta­listes expli­que­raient qu’ils veulent pro­té­ger les res­sources, voire les accu­mu­ler – par pru­dence bien sûr. Pour assu­rer des res­sources aux géné­ra­tions futures, ils pro­po­se­raient même de ration­ner les géné­ra­tions actuelles : la satis­fac­tion des besoins pas­se­rait der­rière le sto­ckage des res­sources “pour plus tard”. Une atti­tude par­ti­cu­liè­re­ment adap­tée à la ges­tion des pénu­ries… pro­duites par le sys­tème éco­no­mique lui-même.

Austérité subie, res­sources acca­pa­rées, per­sonnes mal­trai­tées : leur futur ne nous chan­ge­rait pas beau­coup. La cou­leur des murs serait plus verte, mais ça ne serait pas la décrois­sance ou la sobrié­té. Ce serait une muta­tion de der­nière minute, pour main­te­nir les logiques mor­ti­fères qui nous ont ame­né à la crise actuelle.

… et des atouts pour y faire face

Face à cette seconde dérive, le mou­ve­ment zéro déchet dis­pose selon moi de deux atouts. D’abord, il com­plète son inté­rêt pour les res­sources par une impor­tance accor­dée aux droits humains. Le zéro déchet ne fait jamais des humains des res­sources. Ce qu’il sou­haite gérer mieux, ce sont les res­sources “natu­relles”, et plus géné­ra­le­ment les res­sources “matière”. Il cible des choses inanimées.

Dans la charte d’en­ga­ge­ment qui lie Zero Waste France et ses groupes locaux, on trouve des men­tions expli­cites sur le “res­pect des droits humains”, la prise en compte “des popu­la­tions les plus défa­vo­ri­sées” et mêmes des “géné­ra­tions futures”. On y ren­contre aus­si l’am­bi­tion d’être un allié pour de nom­breuses luttes d’é­man­ci­pa­tion (fémi­nistes, déco­lo­niales, antivalidistes…).

Bref, de quoi évi­ter une vision uti­li­taire qui résume les per­sonnes à du maté­riau. Le tout est com­plé­té par une approche non-vio­lente, qui exclut de cau­ser des dégâts phy­siques ou psy­cho­lo­giques à des per­sonnes humaines.

Deuxième atout, le zéro déchet réflé­chit en per­ma­nence sur les res­sources. Il se demande les­quelles sont à uti­li­ser en prio­ri­té, les­quelles doivent être éco­no­mi­sées, etc. Il est en bonne posi­tion pour refu­ser d’en exploi­ter cer­taines, ou pour reje­ter telle ou telle façon de les exploi­ter. À sup­po­ser qu’on accepte de trai­ter les per­sonnes comme des res­sources, le zéro déchet est équi­pé pour ne pas les mal­trai­ter d’office.

Il y a tou­te­fois une excep­tion. Beaucoup d’a­ni­maux sont des per­sonnes non-humaines ou des qua­si-per­sonnes, qui dis­posent de droits. Mais il n’est pas évident que le zéro gas­pillage leur épargne le sta­tut de res­source. Comme dit plus haut, le mou­ve­ment met les besoins humains au centre de ses préoccupations.

Ces atouts suf­fisent-ils à écar­ter les risques ? J’ai des doutes. Considérer les per­sonnes comme des res­sources est une posi­tion banale, qui s’in­tègre trop faci­le­ment à la logique zéro déchet. Il suf­fi­rait d’un rien pour l’ac­cep­ter, et d’à peine plus pour acti­ver la menace d’une récupération.

Moins extractiviste qu’utilitariste

Au regard de tout cela, peut-on dire que le zéro déchet est secrè­te­ment extrac­ti­viste ? Je pense que non, pour plu­sieurs raisons.

La pre­mière, c’est que je pré­fère main­te­nir un sens étroit à “extrac­ti­visme”. L’exploitation mas­sive et indus­trielle de la nature ne suf­fit pas à par­ler d’ex­trac­ti­visme. L’extractivisme, c’est le fait d’in­ten­si­fier cette exploi­ta­tion. Or le zéro déchet vise pré­ci­sé­ment à réduire l’in­ten­si­té de l’ex­trac­tion. Il parle certes de “res­sources”, mais il veut dimi­nuer la quan­ti­té et la fré­quence de l’exploitation.

La seconde rai­son, c’est que l’ex­trac­ti­visme est d’a­bord ensemble de pra­tiques concrètes : des chan­tiers, des machines qui tra­vaillent, des modèles éco­no­miques, des expor­ta­tions, etc. Même si leur sou­bas­se­ment intel­lec­tuel peut rejoindre ceux du zéro déchet, ces pra­tiques n’ont rien à voir avec celles du zéro gas­pillage. Elles sont le gas­pillage contre lequel le zéro déchet se bat.

Le mot “extrac­ti­visme” est pla­qué de l’ex­té­rieur sur des actions concrètes de des­truc­tion mas­sive. C’est un terme mili­tant pour dési­gner un adver­saire. Il cor­res­pond moins à une idéo­lo­gie pré­cise qu’aux consé­quences d’une idéo­lo­gie poli­tique et éco­no­mique : le capi­ta­lisme. La bonne ques­tion est plu­tôt de savoir si le zéro déchet est secrè­te­ment capi­ta­liste.

Je pense que non, le zero waste est par défi­ni­tion anti-capi­ta­liste. Mais l’une des forces (ou des fai­blesses) du mou­ve­ment est pré­ci­sé­ment de ne pas tran­cher expli­ci­te­ment la ques­tion. Tout mou­ve­ment mino­ri­taire qui aspire à l’hé­gé­mo­nie doit pou­voir ral­lier des sou­tiens par­mi les domi­nants, et culti­ver l’am­bi­guï­té est tem­po­rai­re­ment un atout.

Par contre, je pense qu’on peut dire sans crainte que le zéro déchet est secrè­te­ment uti­li­ta­riste. C’est-à-dire qu’on y retrouve des élé­ments pré­gnants dans la théo­rie uti­li­ta­riste : l’im­por­tance cen­trale accor­dée aux consé­quences des actions, l’am­bi­tion de maxi­mi­ser le bien-être glo­bal, et l’i­dée que l’ac­tion juste est celle qui pro­duit le plus de bien. Née au 19e siècle, dans des cercles intel­lec­tuels où l’é­co­no­mie, la poli­tique et l’é­thique étaient pen­sées en rela­tions étroites, l’u­ti­li­ta­risme est au départ une théo­rie morale.

Simple à com­prendre et hau­te­ment adap­table, elle s’est rami­fiée en des dizaines de sous-branches et s’est hybri­dée avec presque toutes les idéo­lo­gies. C’est l’un des cou­rants de pen­sée les plus pro­li­fiques, et il a mar­qué pro­fon­dé­ment nos socié­tés. On ren­contre son influence à la fois chez les extrac­ti­vistes et dans le zéro déchet, pour­tant à l’op­po­sé d’un même spectre. Ce spectre, c’est pré­ci­sé­ment l’u­ti­li­ta­risme qui le des­sine. Si j’ai per­çu des points com­muns entre zéro gas­pillage et gas­pillage extrême, c’est parce que je per­ce­vais encore confu­sé­ment ce qui les unis­sait : l’in­fluence latente du cou­rant utilitariste.

Des conséquences politiques

Le zéro gas­pillage est un pro­jet poli­tique révo­lu­tion­naire : il pro­pose de chan­ger en pro­fon­deur les façons de pro­duire et de consom­mer, il ima­gine une socié­té où les prio­ri­tés col­lec­tives sont inver­sées par rap­port à aujourd’­hui. Mais il le fait sur des bases théo­riques banales, en s’ap­puyant sur des concepts si com­muns qu’il les par­tage avec ses adversaires.

On peut y voir une force. Il est capable de par­ler à tous et à toutes, avec un coût cog­ni­tif assez faible, c’est-à-dire sans bri­ser les modèles men­taux de ses inter­lo­cu­teurs et inter­lo­cu­trices. Il est assez facile d’ex­pli­quer à une per­sonne qu’on cherche à pro­té­ger des res­sources et à lut­ter contre le gaspillage.

On peut aus­si y voir une fai­blesse. J’ai sug­gé­ré ailleurs d’u­ti­li­ser le zéro gas­pillage comme prin­cipe d’u­nion, comme liant entre des luttes d’é­man­ci­pa­tion. Au regard de cet objec­tif, le zero waste souffre de trois limites.

D’abord, l’an­thro­po­cen­trisme peut créer une ten­sion directe avec cer­tains mou­ve­ments, qui veulent chan­ger notre regard et recon­naître les inté­rêts des ani­maux ou d’élé­ments natu­rels (fleuves, etc.). Il s’a­git de pro­po­si­tions qui remettent radi­ca­le­ment en cause notre rap­port au monde ordinaire.

Ensuite, la vision uti­li­taire cen­trée sur les “res­sources” peut créer des fric­tions. Les fémi­nistes s’in­quié­te­ront pro­ba­ble­ment d’une approche où c’est l’u­ti­li­té des femmes qui jus­ti­fie qu’on s’in­té­resse à leurs droits. On pour­rait mul­ti­plier les exemples, le risque serait le même : frei­ner ou réduire les conver­gences militantes.

Les limites du concept de ressource

Enfin, plus pro­fon­dé­ment, cer­taines luttes éco­lo­giques locales s’ancrent dans le refus de voir un ter­ri­toire comme res­source. Quand on s’op­pose à la des­truc­tion d’un vil­lage pour forer une mine de lithium, on n’est pas là pour pré­ser­ver une “res­source”, comme si ce vil­lage se résu­mait à un “tis­su éco­no­mique” ou une “capa­ci­té locale de production”.

On défend un lieu de vie : un lieu où des per­sonnes déploient leurs exis­tences et leurs pro­jets, où leurs his­toires se construisent. Ces per­sonnes inter­agissent avec le ter­ri­toire : elles le modi­fient, et sont aus­si trans­for­mées par lui. Elles font par­tie de son éco­sys­tème, au même titre que les élé­ments natu­rels (ani­maux, plantes, etc.).

Un ter­ri­toire n’est donc pas sub­sti­tuable à un autre, comme le sont sou­vent les “res­sources”. Pour celles et ceux qui y vivent, il n’est pas un “moyen” qui serait exté­rieur à eux, et qui serait juste prêt à ser­vir. C’est ce qui sou­tient leur exis­tence, comme le sol d’une scène de théâtre per­met aux acteurs de jouer, sans être un décor ou un acces­soire. Le ter­ri­toire rend pos­sible l’ac­tion de celles et ceux qui y vivent, il condi­tionne une par­tie de ce qu’ils et elles peuvent faire.

La notion de “res­source” ne marche pas pour pen­ser cer­taines luttes éco­lo­gistes. On ne peut pas tout voir comme un “moyen” au ser­vice d’un objec­tif. Ou plu­tôt, en fai­sant cela, on passe à côté de quelque chose d’im­por­tant. Aussi puis­sante que soit l’ap­proche “zéro gas­pillage, zéro déchet”, elle mérite donc être com­plé­tée par d’autres.


Crédits & Remerciements

L’image rat­ta­chée au billet est une pho­to de la mine Mir par Staselnik (via Wikimedia Commons). Cet article n’au­rait pas été pos­sible sans les relec­tures de et dis­cus­sions avec Armie, Marion, Juliette, JB, Solène et Céleste.

Notes de contenu

  1. J’ai par­ti­ci­pé à beta-tes­ter cet ate­lier lors d’une pré-ver­sion pro­po­sée par Zero Waste France. J’ai lu le guide d’a­ni­ma­tion de l’a­te­lier et l’ai per­son­nel­le­ment co-ani­mé cet ate­lier (une fois) en 2023. ↩︎
  2. C’est pour­quoi le zéro déchet accorde une impor­tance cru­ciale aux ana­lyses de cycle de vie (ACV). Il s’a­git d’é­tudes mul­ti­cri­tères qui s’in­té­ressent aux impacts éco­lo­giques d’un pro­duit ou d’un ser­vice, depuis sa concep­tion jus­qu’à sa fin de vie (sou­vent comme déchet). C’est grâce à des ACV qu’on peut dire que l’im­pact d’un smart­phone (par exemple) a très lar­ge­ment lieu avant sa mise en vente, lors des étapes d’ex­trac­tions des matières, de fabri­ca­tion, et de trans­port. ↩︎
  3. La notion de besoin est impor­tante en zéro déchet, mais elle est très dif­fi­cile à mani­pu­ler. Si on défi­nit “besoin” comme “ce qui est néces­saire à la sur­vie, et dont la non-satis­fac­tion conduit à la mort”, la notion semble trop res­tric­tive. Si on la défi­nit comme “ce qui est néces­saire au fonc­tion­ne­ment opti­mal d’un sys­tème”, on bute sur d’autres pro­blèmes. Qu’est-ce qu’un fonc­tion­ne­ment opti­mal ? À quoi faire réfé­rence pour le déter­mi­ner ? Qui décide des cri­tères à uti­li­ser ? Par tailleurs, qui décide que ci ou ça n’est pas un besoin ? La per­sonne qui res­sent ce besoin ? Ou quel­qu’un d’autre, de façon “objec­tive” ? On gagne pro­ba­ble­ment à reje­ter la notion de besoin et lui pré­fé­rer d’autres concepts. ↩︎
  4. Les “5R” sont un outil mné­mo­tech­nique qui résume et hié­rar­chise les actions prio­ri­taires en zéro déchet. Ils consistent dans une liste de cinq verbes d’ac­tion, clas­sés du plus au moins impor­tant : Refuser, Réduire, Réutiliser, Rendre à la terre et Recycler. On refuse ce dont on n’a pas besoin, on réduit sa consom­ma­tion, on réuti­lise ce qui peut l’être, on com­poste les matières orga­niques (“rendre à la terre”) et on recycle les matières qu’on ne peut ni réuti­li­ser ni com­pos­ter. Les 5R ont au départ été conçus par Béa Johnson, qui met­tait “Recycler” en avant der­nière posi­tion. On trouve aus­si des variantes avec plus ou moins de R. ↩︎
  5. En trai­tant les per­sonnes comme des res­sources, on risque de cal­quer leur trai­te­ment sur celui des maté­riaux inertes. On accepte alors une asy­mé­trie entre des per­sonnes qui décident, posent des objec­tifs… Et d’autres qui sont comme des biens meubles. C’est le début d’un conti­nuum escla­va­giste, dont le sta­tut poli­tique d’es­clave n’est que l’a­bou­tis­se­ment. Selon la défi­ni­tion (Dictionnaire de phi­lo­so­phie, Christian Godin), l’es­clave est celui ou celle qui est la pro­prié­té d’un maître. C’est une per­sonne avec qui on refuse d’en­tre­te­nir un rap­port poli­tique, et encore moins un rap­port d’é­gal à égal. Abolir l’es­cla­vage n’a pas fait dis­pa­raître l’am­bi­tion escla­va­giste, et nombre d’at­ti­tudes contem­po­raines sont en conti­nui­té avec l’es­cla­vage. En ce sens l’es­cla­vage n’est pas der­rière nous, il peut reve­nir à l’oc­ca­sion des pénu­ries et des guerres que nous pré­pare le chaos cli­ma­tique. ↩︎