J’ai lu Histoire du végétarisme de Valérie Chansigaud, qu’est-ce que j’en retiens ? Je ne vais pas tout résumer ici (d’autant que l’autrice le fait elle-même dans le bouquin), mais juste noter ce qui m’a marqué.
L’ouvrage commence de façon chronologique, puis se divise en chapitres thématiques : les livres de cuisine végé dans l’Histoire, les liens avec le féminisme, les critiques du végétarisme, etc. Si on veut s’épargner les détails, on peut lire l’intro, le résumé en 10 points (2 pages) et la conclusion. Mais on rate des dizaines d’anecdotes drôles et de citations croustillantes. Si on veut juste du craquant, il suffit de lire le chapitre sur le thème qui nous fait envie. Le livre est relativement centré sur l’Europe (Royaume-Uni, France) et les État-Unis d’Amérique, même si l’Asie n’est pas oubliée. Et maintenant, ce qui m’a marqué.
Naissance du végétarisme
Est-ce que les humains mangent “naturellement” de la viande ou pas ? Cette question hante pas mal de monde au cours de l’Histoire, mais elle est impossible à trancher. Pendant presque toute l’histoire de l’humanité, la viande est rare et on en mange peu, voire pas. Mais on ne peut pas parler de “végétarisme”, vu que ce n’est pas un choix. La situation actuelle est littéralement une exception à l’échelle de l’humanité. Jamais autant de monde n’a mangé autant de viande, point.
Mais rare ou pas, la viande est un truc fondamental pour dans les groupes humains. La chasse, la distribution de viande et sa consommation sont des processus sociaux importants. Le végétarisme émerge moins comme pratique alimentaire que comme refus de certaines pratiques sociales, en particulier les sacrifices d’animaux.
Être végétarien, ce n’est pas adopter un régime alimentaire précis : c’est d’abord refuser la viande. Un refus qui ne va pas forcément avec une compassion ou un intérêt pour les animaux. D’ailleurs, contrairement à une idée que les végés peuvent avoir, les mangeurs de viande n’oublient pas l’animal concret. Ils ont souvent conscience de ce qu’ils font et de ce que ça implique. Ils ont eux aussi un rapport très fort à l’animal, mais différent.
Les conditions sociales du végétarisme
Dans l’Antiquité, le végétarisme émerge dans des sociétés qui présentent trois caractéristiques. D’abord, elles ont une certaine prospérité agricole : elles pratiquent l’agriculture, l’élevage et ont suffisamment de nourriture pour que refuser la viande soit possible. Ensuite, elles connaissent une forme de stabilité : les guerres, les catastrophes naturelles, et les pénuries peuvent forcer à consommer de la viande. Enfin, ce sont des sociétés complexes et hiérarchisées où l’on valorise la viande en tant que telle, au-delà de sa dimension nutritive.
Avance rapide au 19e siècle, où le végétarisme se développe dans des sociétés qui consomment plus de viande que les autres. La question du bien-être animal se pose pour des sociétés qui sont à la fois urbaines, prospères et libérales. Si le Royaume-Uni et les États-Unis sont en avance sur le végétarisme, c’est parce qu’ils ont déjà ces caractéristiques au 19e siècle. Dans une France alors très rurale, soumise à des crises politiques régulières et peu libérale, pas étonnant que le végétarisme ne perce pas.
Le profil des végétariens
L’idée que le végétarisme est moins cher existe dès le 19e siècle. À l’époque, on vante le végétarisme comme un régime adapté aux classes populaires. Sauf que les restaurants végétariens attirent plutôt des gens de la classe moyenne. C’est après la première guerre mondiale que le végétarisme devient un truc de classes supérieures.
Le végétarisme est un choix, et c’est d’emblée un privilège que de pouvoir choisir de se passer d’un type d’aliment. C’est aussi un choix auto-centré : les motivations à devenir végé sont presque toujours individuelles, focalisées sur un gain personnel (santé, hygiène, image de soi). Les végés pour raison éthique ont toujours été minoritaires.
Alors que le végétarisme pourrait être une cause sociale qui parle de la maltraitance et de la pauvreté des ouvriers d’abattoirs, le mouvement ne se politise jamais dans ce sens. C’est une des raisons pour lesquelles Georges Orwell déteste les végétariens : il leur consacre des lignes d’un fiel rare (le bouquin donne des citations).
Aux États-Unis d’Amérique, les communautés égalitaires des années 70 montrent que la moitié sont végés… mais surtout qu’elles sont blanches et de classes moyennes ou supérieures. Le végétarisme est un élément d’inclusion entre elles et eux, mais aussi un outil d’exclusion des classes populaires et des personnes non blanches.
Le végétarisme comme spectre
Étudier le végétarisme pose beaucoup de problèmes méthodologiques. Avant 1847, le mot n’est même pas diffusé : on parle de légumistes ou de pythagoriciens. Ensuite, les pratiques sont très diverses selon les lieux et les époques. Des personnes qui se revendiquent végé mangent pourtant de la viande régulièrement (les pescos) ou occasionnellement.
Plus compliqué, comment compter les personnes végés ? Combien de temps faut-il pour être considéré comme végétarien ou végétarienne “authentique” ? Si j’arrête de manger de la viande pendant un mois, ça compte ? Pendant deux jours ? Si je réalise trop tard que cette olive était fourrée aux anchois, est-ce que je dois la recracher de suite pour rester végétarien ?
Les problèmes méthodologiques sont tels que l’autrice invite à ne pas se fier aux études sur le sujet. Elle suggère de prendre en compte la tendance globale issue de plusieurs d’études, pas les études prises individuellement. Elle propose de parler du végétarisme comme d’un spectre. Il va de l’auto-déclaration de végétarisme (peu fiable) à la réelle abstention de viande (difficile à démontrer).
Végétarisme et politique
L’ouvrage aborde les liens étroits entre végétarisme, féminisme et anarchisme. Il fait le point sur l’instrumentalisation du végétarisme par la propagande nazie, et sur la répression en Union soviétique. Il traite aussi l’opinion de diverses religions sur le sujet.
On n’est jamais juste végétarien. Les relations à la viande sont toujours complexes en fonction du genre, des revenus ou des convictions spirituelles. Le genre et l’opinion politique sont corrélés au végétarisme, comme en témoigne le fait que beaucoup de féministes influentes étaient aussi des végétariennes.
Prendre en compte l’ensemble de croyances des végés éclaire aussi certains clichés. L’association végétarisme et absence d’alcool ne sort pas de nulle part. Il y a un lien historique entre le végétarisme et des courants hygiénistes, naturistes, ou religieux. L’intérêt pour une vie saine pousse les mêmes personnes à refuser à la fois la viande et l’alcool.
Aux États-Unis, le pasteur Sylvester Graham était à la fois anti-alcool, anti-café, anti-chocolat, anti-épices… et végétarien. Le régime alimentaire qu’il promeut est alors particulièrement fade. Et, oui, c’est lui qui invente le mythique Graham cracker, sauf qu’au départ, il n’est pas sucré. Pas de quoi donner une image attrayante du végétarisme.
L’avenir du végétarisme
Pourquoi y‑a-t-il aussi peu de végés, en dépit de tout ? Les réductions de la viande actuelles sont minimes, largement contextuelles, et peu liées à des éléments structurants. Ce n’est pas qu’on ne sache pas les dangers sanitaires ou écologiques de la viande. Ce n’est pas qu’on ignore que les animaux souffrent et ont une vie à eux. Mais la nourriture est tellement structurante, dans la société, l’identité, dans tout, que changer la nourriture c’est changer profondément la société.
La viande est un marqueur social de réussite dans toutes les cultures. Sans parler de sa valorisation réactionnaire et identitaire. Ce ne sont pas des éléments qui vont changer comme ça, alors même que la production de viande ne ressemble plus du tout à celle du passé. À ce titre la haine que provoque le végétarisme n’est peut-être pas injustifiée. Le végétarisme remet en question des choses très profondes. Il y a des raisons de détester une pratique qui bouleverserait tout l’ordre social si elle se généralisait.
Les anecdotes croustillantes
Le livre regorge de citations, de recettes de cuisines et d’anecdotes plus ou moins croustillantes, mais difficiles à résumer. Ça va de l’histoire de l’invention des corn flakes (un aliment pour végétarien au départ), à celle de la première usine de lait de soja européenne à Colombes, en passant par les premiers magazines végétariens et pourquoi tout le monde détestait Descartes pour son “animal-machine”. Si ça vous intéresse, lisez le livre, vous y trouverez des bons moments. Si vous voulez voir les anecdotes que j’ai adorées, elles sont en vrac dans mes notes de lectures non relues, dont ce billet n’est qu’une version nettoyée et raccourcie.
Référence du livre : Histoire du végétarisme, Valérie Chansigaud, 2023, 432 pages, ISBN 978–2‑283–03571‑9
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