Après le Bataclan, j’ai voulu revoir Eagles of Death Metal. Pour exorciser. Pour être là quand ils reviendraient. Pour toutes ces raisons un peu symboliques et pas très rationnelles qu’on peut avoir quand on a survécu à la fusillade du Bataclan. Assez vite, j’ai trouvé l’info : EODM revient le 16 février à l’Olympia. Pourtant, j’hésite à y aller.
Fermons la parenthèse romantique. Oui, j’aurais voulu un concert privé. Je m’attendais à un concert réservé, uniquement pour les victimes et leurs proches. Un truc entre le groupe et nous. Un moment pour tous ceux qui ont vécu quelque chose de fort, de triste, et de grave le soir du 13 novembre au Bataclan. C’est pas ce qui est prévu.
Le 16 février, c’est un concert ouvert à tous, avec un quota d’invitations réservées aux victimes. Rien que l’idée me semble bizarre. Pourquoi aller à un concert morbide où sont invitées les victimes ? Et pourquoi je serais à l’aise, moi, dans un public où certains étaient là le 13… et d’autres sont juste venus pour… pour quoi d’ailleurs ?
En plus, il y avait une deadline. Pour récupérer leurs invitations, les rescapés devaient se manifester avant le 20 janvier. Mais personne coté concert n’a cherché à prévenir les victimes. En tout cas, moi, on m’a jamais appelé. Jamais entendu “Au fait, tu es invité au concert de retour d’EODM”. Niet.
On m’a encore moins dit “Attention à la deadline”. Tout cette info, je l’ai parce que j’ai été à la Fnac. Parce que j’ai interrogé la fille du guichet. Parce que j’ai appelé le service client (pour de sombres motifs vu plus bas). Bref, il y a des quotas invités, ils sont séparés des quotas vente, mais prévenir les victimes n’est pas une priorité.
Réponse automatique
Pour obtenir ses places, on nous dit d’écrire à un email spécial. Je fais. Dans la seconde, une réponse automatique :
Madame/Mademoiselle et Chère Cliente, Monsieur et Cher Client,
Afin de pouvoir traiter votre demande d’invitation(s), dans les meilleurs délais pour le concert des EAGLES OF DEATH METAL du 16/02/16 à l’Olympia, merci de bien vouloir répondre à ce mail en nous précisant les éléments ci-dessous relatifs aux billets du concert du 13/11/15 :
-nom / prénom du titulaire de la commande :
‑code postal :
‑adresse e‑mail :
‑N° de téléphone portable :
‑lieu/site d’achat des billets :
‑n° de commande (information indiquée dans votre compte billetterie sur le site d’achat) ou scan du/des billets :
‑nombre de places contenu dans la commande ci-dessus :
‑nom / prénom des accompagnants (nombre maximum invitation = nombre de place contenu dans la commande) :
Dès votre demande validée, vous recevrez votre invitation par mail à partir du 11/01/16.
Les places seront en placement libre debout.Pour tout achat effectué dans un réseau autre que Francebillet (Fnac * Carrefour * Géant * Magasins U * Intermarché * francebillet.com * carrefour.fr * fnac.com), merci de vous adresser auprès de l’enseigne concernée
Dans l’attente de votre retour,
Bien cordialementLe Service Relation Clients
C’est un mail de remboursement standard. Quand tu le reçois, tu te rappelles à quel point ce que tu as vécu est standard. Ça rentre simplement dans la case “Annulation / remboursement”.
Et il y a déjà un mail-type pour ça. Contrairement à la Constitution, ce texte n’a pas besoin d’être adapté. Enfin, juste pour préciser de quel concert on parle.
La place du mort
Mais en lisant le message, malaise. Il y a un truc pas sain. Quelque chose qui me perturbe et qui, in fine, m’amène à écrire tout ça :
(nombre maximum invitation = nombre de place contenu dans la commande)
C’est une phrase banale pour une annulation / remboursement. Mais dans le contexte de la tuerie du Bataclan, je ne peux pas la lire comme ça. Je n’arrive pas à voir sa banalité. Ce que je lis c’est :
“Si tu sens le besoin d’être soutenu par un ami pour te rassurer à ce concert, qu’il pense à payer sa place. S’il en reste pour lui.”
La logique c’est “1 place Bataclan = 1 invitation Olympia”. Et à la suivre, je me retrouve dans la fosse avec ma copine, à psychoter comme des malades. Sauf à convaincre quelqu’un de raquer 33 € pour venir nous faire du soutien moral et venir voir :
“tu sais, le groupe qui était au Bataclan quand 90 personnes sont mortes, et des dizaines blessées, amputées, hospitalisées.”
Mais il y a autre chose. Quand je lis cette phrase banale, j’entends aussi :
“Si ta copine était morte ce soir là, tu pourrais être soutenu par un proche qui n’aurait pas eu à payer sa place. Logique. 1 place = 1 invit’. Tu as 2 places. Une pour toi, et comme ta copine est morte, tu peux inviter quelqu’un à venir t’épauler au concert.”
Et de retourner la phrase dans l’autre sens. Si j’étais mort, ma copine aurait une invitation “ami compatissant”. Mais comme on est vivants, pas d’invitation, même pour un seul proche.
Ce truc me perturbe. La conversion des places en invit’, qui transforme les morts des invitations disponibles. Le mélange des victimes et des autres. Les quotas. Les mails automatiques. Ah, et aussi…
La fosse
Au Bataclan, y a un balcon. J’y étais pendant la première partie. À faire passer mon mal de crâne, en tentant de suivre depuis derrière un poteau. Puis on est descendu. EODM est arrivé. Il y a eu le concert. Il y a eu les tirs. Il y a eu le bras de ce mec contre qui j’étais collé. Puis les gens par terre, le sang autour. La fille qui rampe devant moi, le cadavre devant elle.
C’était ça, la fosse. Alors, quand j’ai lu mon invitation, j’ai eu un choc :
3 EME CATÉGORIE
ORCHESTRE DEBOUT
En vrai, c’était déjà dans le mail automatique (“placement libre debout”). Mais dit comme ça, c’est autre chose. Déjà, “3e catégorie”, ça claque. Ça dit tout de suite “Il n’y a pas de 4e catégorie”. Sinon, ça serait marqué sur ton billet.
Sur le site de l’Olympia, tu peux acheter une 2e catégorie si tu veux (balcon, loin). Mais la 1re catégorie (balcon, bien placé), apparemment pas. Pourquoi ? À un moment, j’ai cru que c’était pour des victimes blessées qui ne pouvaient pas aller dans l’Orchestre.
Mais j’ai pas souvenir qu’on m’ait demandé si j’étais blessé et si je pouvais rester debout lors du process pour récupérer mes places. Donc mystère. Si ça pouvait ne pas être réservé à des officiels en costard, ça me ferait plaisir. C’est un concert de rock après tout.
Alors quoi ?
Alors quoi ? Je me plains d’avoir une invitation ? Je suis triste parce que je suis en vie, sain et sauf, mais que tout ne se passe pas comme je veux ? C’est pas ça du tout. Comme d’autres victimes, j’essaie de me reconstruire. De recoller les morceaux.
Je me dis que retourner voir EODM peut faire partie de tout ça. Que retourner au Bataclan peut faire partie de ça. Mais je vois ce concert à l’Olympia et je me pose des questions. J’ai pas toutes les infos. Celles que j’ai me rendent perplexe.
Elle me mettent mal à l’aise. Je me demande si c’est moi qui voit ça bizarrement. Ou si vraiment ce concert est prévu d’une façon étrange. Alors j’en parle. Parce que si j’en parle pas, si je pose pas mes questions, j’aurais quoi comme réponse ?
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Note
Un grand merci à Sonia du service client que j’ai eu au téléphone. Un moins grand merci à la personne qui a mis mon dossier en standby sans m’informer, au motif que mon compte Fnac n’avait pas un nom et un prénom “correctement” renseigné. À quoi servait de fournir un mail et un téléphone dans ces conditions ?
EDIT : je tombe sur cet article très juste, extrait :
George Salines nous a expliqué qu’il tenait à “passer cette soirée avec ceux qui étaient avec Lola sa fille tuée dans la fosse du Bataclan”. Lui n’a pas reçu aucune invitation.
Ni l’Olympia, ni la maison de disque, ni la production n’ont pris contact avec les associations de victimes.
“Les organisateurs n’ont pas conscience qu’il ne s’agit pas d’un simple concert.”
Les organisateurs du concert refusent toujours de répondre à toute question, pour “éviter le voyeurisme médiatique”.
Le problème, c’est qu’ils ont également oublié de prendre contact avec les personnes directement concernées par le 13 novembre.
EDIT 2 : cet autre article semble éclairer un peu tout ça :
Nous Productions se refuse à tout commentaire à propos de ce concert, décrit par une source proche du dossier comme un événement dont le tourneur n’est pas à l’initiative et dont il se serait volontiers passé.