Table ronde autour du livre
La table ronde réunissait Nicolas Alep (co-auteur), Nicolas Eyguesier (son éditeur à La lenteur), Anthony Laurent (rédacteur en chef du site Sciences Critiques) et Jess (ex-informaticien et illustrateur de la revue Le Chiffon).
Dans la salle y avait 25–30 personnes, principalement des hommes non-racisés. Mais beaucoup de gens d’âges très différents. Des membres d’associations technocritiques (Technologos, Anti-tech résistance) étaient présents, donc un public globalement bienveillant vis-à-vis du livre.
La technique, et comment y résister
Nicolas Alep commence par rappeler 4 caractéristiques de la technique selon Jacque Ellul. La technique :
- est ambivalente (les aspects positifs et négatifs sont indissociables)
- s’auto-accroît (la technique appelle encore plus de technique)
- est autonome (tout ce qui est possible sera fait)
- fait disparaître le sensible (ce qui n’est pas numérisable disparaît)
Face aux injonctions à s’adapter et à l’omniprésence du numérique, les solutions sont collectives, pas individuelles. Nicolas Alep rappelle les trois piliers du changement, déjà évoqués à la fin du livre :
- un rapport de force
- des alternatives (apprendre à faire sans)
- et de l’éducation populaire
Il faut savoir satisfaire nos besoins de base sans le numérique : se nourrir, se chauffer, s’habiller. Aujourd’hui, notre dépendance est telle que la Poste ne peut plus acheminer le courrier papier sans le numérique. Elle ne peut même plus vendre de timbre dans une poste sans accès à Internet.
Mais “faire sans” ne veut pas dire revenir au papier (ou autre). Ça veut dire changer nos processus eux-mêmes. Quand la Caisse d’allocation familiale automatise des sanctions, ce n’est pas l’informatique le problème. Le numérique renforce des processus bureaucratiques.
Faire sans, c’est imaginer un fonctionnement qui rend une place à l’humain. Où, par exemple, la sanction est décidée par une commission qui prend en compte les situations particulières. Peut-être que la personne est de fait sanctionnable, mais ne devrait pas être sanctionnée.
Un combat minoritaire, mais audible
À plusieurs moments, les intervenants insistent sur le fait qu’ils perdent systématiquement leurs combats et qu’ils sont minoritaires. Mais ils notent aussi que ces dernières années, la réception de leurs idées est plus favorable. Il y a une plus grande écoute de ce qu’ils ont à dire. Et ils voient des militants plus jeunes (vingtaine) arriver et être réceptifs au message techno-critique.
À ce titre, je me rappelle qu’il y a une dizaine d’année, quelqu’un disait qu’on allait vers un backclash contre le numérique. La personne prophétisait que les gens allaient rejeter le monde de la tech en bloc. Face aux oppressions numériques constantes, les gens allaient finir par mettre toute la tech dans le même sac.
On est peut-être au début de ça. L’idée de dénumériser et de refuser la numérisation fait son chemin même au sein des professionnels du numérique. Elle se retrouve même chez celles et ceux qui défendent un numérique radicalement différent.
Mais Nicolas Alep reste assez pessimiste. On arrive à s’imaginer hors du capitalisme (alors qu’on a connu que ça), mais on arrive pas à se projeter hors de technos qui datent d’il y a 10 ou 20 ans.
Que faire de la low tech ?
J’ai demandé à Nicolas Alep son avis sur la low tech, qui semble plus proche d’une technique acceptable, ou cohérente avec l’idée de désescalade technologique. Sa réponse est critique sur le mouvement low tech, mais pas forcément sur les pratiques elles-mêmes.
On trouve de tout derrière le mot low tech. Il y a des choses qui existent depuis longtemps, sans s’appeler comme ça, et elles sont très bien. Ce qu’il fait personnellement à l’Atelier paysan, ça pourrait en relever, même s’ils se désignent pas comme ça.
Il y a aussi une low tech d’ingénieurs, qui restent dans le solutionnisme, avec des attitudes de savoir descendant (voire parfois colonialiste). Le sujet c’est de décider ensemble de la technologie, de faire de la politique. Et ça c’est exactement l’inverse du travail d’un ingénieur.
Suite à une question dans la salle, un autre intervenant ajoute qu’en fait la low tech reste focalisée sur la tech, au lieu de penser la démocratie. C’est plus ça le clivage entre eux.
Une dénumérisation inévitable et forcée ?
J’ai interrogé les intervenants sur l’horizon d’une dénumérisation forcée. On entend souvent l’idée que le numérique n’est pas durable et que nos ressources naturelles pour le produire sont limitées. La réduction du numérique serait alors inévitable.
Les rêves d’intelligence artificielle (et autres) n’auraient aucun avenir. Nos systèmes numériques actuels seraient condamnés à s’effondrer. Le résultat pourrait être un monde moins numérique, proche des projets technocritiques, mais sans changement des façons de penser.
On m’a répondu que ce discours évacue la question politique, qui était précisément ce que la technocritique tente de réintégrer. Attendre un effondrement (sur qui ? quand ? comment ?) ne nous protège pas d’une fuite en avant accélérationniste. On reste sur l’incapacité à penser une sortie volontaire du numérique.
Un peu déçu par la réponse, mais j’ai mal posé ma question. Je voulais savoir leur ressenti sur la perspective d’un monde dénumérisé de fait, sans changement intellectuel global. Après, je peux deviner : si le monde change dans le sens de mes idées, mais que mon idéologie ne s’impose pas, c’est pas une victoire. C’est fragile, et ça peut même se retourner contre moi.
Le validisme comme angle mort
Une personne a posé la question du validisme des positions technocritiques. Les oppressions subies par les personnes en situation de handicap ne seraient pas prises en compte par ce courant (c’est moi qui parle pour clarifier, c’était pas dans la question).
Les technocritiques partent du principe qu’un corps “valide” est la norme. Le fait que la technique permette aux personnes handies d’exercer leurs droits est impensé. Tout ça n’a pas été dit à la conférence, mais je reconstruis pour poser le contexte.
Problème : aucun des intervenants ne savait ce qu’était le validisme. La personne qui a posé la question a tenté d’expliciter le terme, mais ses explications n’ont pas suffi. La réponse était donc complètement à côté de la plaque, pointant même que le terme “validisme” était une invention des 10 dernières années (sic).
Je savais que le validisme était un des motifs de critiquer ce courant. Mais cette question a au moins permis de mesurer l’écart abyssal entre les technocritiques et les personnes en situation de handicap.