Ce billet est une présentation de Contre l’alternumérisme (Julia Laïnae et Nicolas Alep, La lenteur, 2023, 2e édition, 141 pages) et de mes critiques à son encontre. Respectivement étudiante en philosophie et informaticien “en rupture de ban”, les auteurs critiquent le numérique et les projets qui espèrent le changer.
Contre l’alternumérisme s’attaque de front à celles et ceux qui pensent qu’un “autre numérique” est possible. Julia Laïnae et Nicols Alep ferment la porte à un numérique plus démocratique, plus libre, plus sobre, plus ce qu’on veut. Les problèmes politiques, sociaux ou écologiques liés au numérique ne sont pas des “dérives” qu’on pourrait éviter ou contrôler : ils sont vendus avec. Impossible de s’en débarrasser et de ne garder que les “bons côtés” du numérique.
L’ouvrage tient beaucoup du brûlot, avec un ton qui prend parfois de haut (quand il parle de “bien pensance”) et un propos qui tape sur presque tout le monde sans distinction. Parmi les victimes :
- les tenants d’un numérique écoresponsable (Green IT, etc.)
- les think tanks, comme le Shift Project
- l’État et ses opérateurs (l’Ademe, beta.gouv.fr…)
- les assos et ONG (Greenpeace, Lève les yeux…)
- les acteurs “positifs” de l’industrie (Fairphone)
- les utopistes numériques (Bernard Stiegler, les libristes)
- les instances qui produisent les standards du web (IETF)
- les civic tech et les candidat·es à la présidentielle
Même Karine Mauvilly (j’en pense un mal fou) et la “sobriété numérique” se font démonter, alors que de loin, on pourrait voir une convergence. L’initiative Lownum n’est pas mentionnée, mais si ça avait été le cas, elle n’aurait pas été épargnée.
Un problème politique et démocratique
L’ouvrage pointe les échecs, les illusions, voire les mensonges des acteurs et actrices d’un numérique “alternatif”. Les problèmes issus du numérique sont politiques, ils sont liés à l’économie capitaliste mondialisée : ce n’est pas par la technologie qu’on va en sortir. Malgré les discours, le numérique “meilleur”, plus éthique, etc. n’arrive pas.
Malgré l’impression d’autonomie et de liberté, le cadre de notre existence est décidé de façon verticale et technocratique. Au plus haut niveau, une poignée d’experts sponsorisés par Big Tech écrivent les standards d’Internet et ses protocoles. Arrêtons de faire semblant qu’il s’agit d’un processus ouvert et accessible à toustes.
Le numérique est devenu le système nerveux central du capitalisme mondialisé, et ce n’est pas un hasard. Il participe d’un mouvement global qui n’a rien de démocratique. Le pouvoir est confié à des experts, des ingénieurs et scientifiques. Les enjeux politiques sont passés sous silence.
On nous présente le numérique comme inéluctable, forcément positif, et il n’y a pas de débat. Le futur sera numérique et l’individu “doit s’adapter”. Même les profils techniques et créatifs (développeurs, etc.) sont sommés de s’adapter, vu qu’ils subissent les changements de standards.
Le numérique comme monopole radical
Le numérique est un monopole radical. L’individu n’a pas le choix de le refuser. Tout au plus peut-il retarder son adoption personnelle de certaines technologies… Jusqu’au jour où on l’y contraint de force (Linky, 5G). Pour les personnes technocritiques, la question est celle du degré de marginalité qu’ils et elles sont prêt·es à accepter.
À ce niveau, les auteurices sont extrêmement pragmatiques. Vivre dans une société technologique condamne à utiliser la technologie pour vivre avec ses contemporains. C’est justement parce qu’on utilise des ordinateurs et la technologie qu’on en devient critique. Nous vivons dans le “monde de l’ordinateur”, pas dans un monde “avec des ordinateurs”.
Tout ça vient avec des interrogations et des contradictions, mais aussi beaucoup de réalisme. Julia Laïnae et Nicolas Alep n’espèrent pas changer le monde avec leur bouquin. Il est de leur avis même “inoffensif” et vise surtout à mettre en commun des idées. Iels ne proposent pas un parcours de sortie du numérique.
Même si de nombreuses personnes refusaient le numérique, le problème resterait entier. L’ambition du livre est de faire voir les aspects systémiques du problème, de sortir des solutions individuelles et moralistes.
Désescalade numérique et décroissance
Réduire la place du numérique n’est possible que dans le cadre d’une décroissance assumée. Mais à condition de comprendre décroissance au sens originel : comme mot-obus, qui invite à faire décroître les pays sur-développés, qui sont des ex-croissances.
La question première est celle du partage et de la démocratie, l’économie vient ensuite. C’est pourquoi les auteurices préfèrent parler de “désescalade numérique”, un vocabulaire emprunté aux conflits armés, plutôt que de “décroissance”. Mais là encore, Julia Laïnae et Nicolas Alep ne sont pas stupides.
Une décroissance unilatérale du numérique est vouée à l’échec tant qu’on vit dans un contexte de libre-échange, de gouvernance supra-nationale et d’emprise des traités internationaux. L’aspect purement négatif du livre, qui ne suggère presque aucune piste, se comprend un peu mieux à cette lumière.
La marque de Jacques Ellul
Le livre est très inspiré et informé par la pensée de Jacques Ellul. Les théories d’Ellul sur la Technique (sic), sur le “système technicien”, sur le “terrorisme feutré de la Technique” sont présentes un peu partout dans l’ouvrage. C’est à mon sens le plus gros défaut du livre, à deux titres.
D’abord, parce que l’explicitation de ce sous-bassement intellectuel n’intervient que très tard et reste insuffisant. Pourquoi la Technique est-elle profondément liée au capitalisme ? En quoi le numérique est-il radicalement différent d’une autre technique ? comme l’écriture manuscrite ou l’imprimerie ? Ce genre de question n’est pas abordé.
Ensuite, parce que faute d’avoir répondu à ces interrogations, on hésite régulièrement sur ce qui pose problème. Est-ce la Technique en tant que telle ? Ou le numérique en particulier ? Si je comprends que l’objectif n’est pas de résumer Ellul (ce qu’esquisse quand même le dernier chapitre), on a l’impression qu’il manque une brique intellectuelle pour tout saisir.
Une critique vraiment radicale
C’est d’autant plus dommage que la critique portée au numérique est profonde. Julia Laïnae et Nicolas Alep ne se contentent pas de constater les désastres matériels du monde numérique, iels portent une critique philosophique.
Ce qui ne va pas avec le numérique, c’est d’abord la réduction du réel à une information binaire. La richesse du réel (des sons, des images, de toute notre perception) est réduite pour entrer dans les cases qui permettent son traitement informatique.
Tout ce que l’ordinateur n’est pas capable de traiter est perdu. Il ne reste du réel numérisé que ce qui est manipulable par la machine, qui correspond à ses normes, ses attentes. Or cette normalisation n’est pas neutre : elle encode une certaine façon d’appréhender le réel.
L’auteur et l’autrice font ici un pont entre la numérisation du réel, le gain d’efficacité et l’attitude gestionnaire (ou bureaucratique). Iels semblent suggérer que la mise en case normée du réel permet de déployer la recherche d’efficacité capitaliste et l’envie de contrôle des bureaucraties. On voit poindre le risque démocratique, mais on peine à saisir le lien direct.
Reste que leur critique du numérique est radicale. Il ne s’agit pas de critiquer des usages liés à la mise en réseau (Internet, etc.) ou ceux liés aux interfaces homme-machine (écrans, smartphones, etc.). Il s’agit d’une critique qui se maintiendrait même si toutes nos interfaces numériques devenaient différentes et si les ordinateurs n’étaient plus en réseau.
Ce qui permet l’automatisation
Un des passages qui m’a particulièrement intéressé concerne l’automatisation (Avant-propos, p.16) . Alors qu’on s’inquiète du remplacement de tout le monde par des intelligences artificielles, le livre s’intéresse aux phases en amont de l’automatisation.
Pour qu’un métier soit automatisable, il faut d’abord que ses conditions d’exercice soient normalisées, rationalisées, et, en fait, dégradée. Ce qui permet de remplacer l’ouvrier par le robot, c’est que son travail est déjà devenu répétitif, invariable et prévisible.
Diminuer la place du numérique n’est pas l’affaire d’enlever les machines. Il faut réorganiser la société de façon complètement différente. L’intelligence artificielle qui remplace un journaliste n’est pas une prouesse technique : c’est l’aboutissement de la dégradation de la profession. C’est contre ça qu’il faut lutter pour réussir une désescalade numérique.
Les compétences du futur
Autre point marquant, la conclusion insiste sur le danger de la propagande pro-numérique. Encerclés par l’évidence que le futur “sera” numérique et qu’il “faut” s’adapter, on enseigne le numérique à toutes et à tous.
Mais le futur n’est pas si prévisible. Ce discours relève d’un bluff. Ce qu’on nous apprend, c’est un certain type d’intelligence et une certaine appréhension du monde. On nous acclimate à vivre dans le monde industriel actuel, sans imaginer d’alternative.
En cas de changement brutal de la société, on aura appris quoi aux gens ? Les compétences et attitudes numériques ne sont pas celles dont on a besoin pour vivre sans détruire la planète et le vivant. Le temps sacrifié à éduquer au numérique est perdu pour acquérir d’autres compétences.
Low tech, travail, etc. : les oubliés du livre
Le livre souffre de certains silences, en particulier sur la low tech. Alors que la low tech propose une technologie plus résiliente, plus sobre, et apparemment plus adaptée à un monde sans numérique, le livre n’en parle jamais. J’ai l’impression que le sujet mettrait en difficulté la critique de la technique que porte le livre.
Autre absent, le travail. Contre l’alternumérisme parle de liens entre productivisme, capitalisme et technique… mais ne parle pas du travail. Étonnant, alors que le numérique semble nous avoir mis au travail en permanence (digital labor, télétravail, effacement de la séparation travail / non-travail). Un travail souvent écocidaire, inutile et absurde, de l’avis même de celles et ceux qui le font.
Enfin, pas un mot sur les raisons de la réussite du numérique. Si le numérique s’est développé aussi vite et aussi fort, c’est aussi que tout le monde y a trouvé son compte. Les machines “à tout faire” du numérique ont répondu à des besoins anthropologiques (communiquer, partager, etc.). Là encore, l’ouvrage reste silencieux.
Que faire de l’histoire ? et des techniques ?
Si le livre suggère bien que le numérique n’est pas n’importe quelle technique, on peine à comprendre pourquoi. Qu’est-ce qui explique que les techniques passées n’aient pas été problématiques ? Qu’est-ce qui ne va pas dans la technique moderne ? On ne sait pas, même si on devine encore une fois qu’il faut aller voir Ellul pour comprendre.
Par endroit, le texte indique que sa critique ne porte que le système technicien, sur la Technique moderne. Mais globalement, on a l’impression que le propos s’attaque à “la Technique” en général, au singulier et dans l’abstrait. On est loin d’une prise en compte de la diversité des techniques qui existent.
C’est d’autant plus gênant qu’historiquement, la maîtrise de telle ou telle technique a été un facteur crucial dans le développement des sociétés. Dans l’Athènes de Socrate, la maîtrise des techniques rhétoriques joue un rôle politique majeur. La maîtrise de certaines techniques a fait gagner des guerres, renversé de régimes, enrichi des familles, changé les modes et la culture.
Toute notre histoire est traversée par les innovations technologiques qui ont changé la façon de vivre, de penser, les imaginaires… Où est le problème spécifique avec le numérique ?
Un problème déjà résolu ?
D’autant qu’on pourrait imaginer que le problème se résolve de lui-même à l’avenir. Dans une société qui surexploite les ressources naturelles et détruit ses conditions de vie, le numérique est condamné à décroître. La rareté des métaux, la complexité de systèmes, leur fragilité, nous amène probablement vers une décrue numérique brutale.
Que restera-t-il alors de la critique du numérique et des alternuméristes ? Les auteurices admettent qu’iels préfèrent bien des options alternumériques au numérique dominant. L’enjeu n’est-il pas alors de penser le “numérique résiduel” ? D’imaginer et préparer le numérique qui restera ?
J’imagine que les auteurices répondraient qu’un numérique résiduel ne serait pas forcément meilleur. Il pourrait être réservé à l’oligarchie, pour maintenir et organiser la domination sur des populations privées de numérique.
Je pense surtout qu’iels diraient que penser un numérique résiduel, c’est typiquement alternumeriste. Ça montre l’incapacité à penser la fin ou l’arrêt du numérique. On se projette une fois encore dans un numérique différent, sans admettre que le problème est intrinsèque à la Technique.
Un bilan enthousiaste et réticent
Pour conclure, je trouve le livre vraiment intéressant, mais aussi limité. Le constat sur l’état du numérique et de la société est accablant. Il met sous lumière crue des choses qu’on ne veut pas voir en tant qu’alternumériste. Le propos est radical, destructif, mais ça le rend enthousiasmant.
Cela dit, je n’adhère pas à ses soubassements théoriques. Je vais m’intéresser à Ellul pour mieux comprendre une part des racines intellectuelles du livre. Mais je peine à m’imaginer convaincu. On peut avoir des propos vrais fondés sur des justifications fausses, et c’est un peu ma vision de Contre l’alternumerisme.
Beaucoup de ce qui est dit (y compris parfois dans son aspect théorique) est pertinent. C’est pas mauvais, même si au bout du compte l’ouvrage laisse quand même dans une sorte d’impasse.
Un mot sur le terrorisme
À la suite d’Ellul, les auteurices parlent de “terrorisme” pour désigner ce que fait la “Technique” (d’ailleurs étrangement personnifiée). On trouve des expressions comme “terrorisme feutré”, et l’idée qu’il puisse avoir un terrorisme dans terreur. Dans une référence involontaire à Stupéflip, on apprend même que le terrorisme est parfois “bienveillant”.
Que Jacques Ellul parle de “terrorisme” m’interroge. Il a vécu à une époque où le terrorisme était autrement plus vivace que la nôtre. La reprise du terme par Julia Laïnae et Nicolas Alep est moins surprenante, mais pas plus légitime.
Le terrorisme, c’est de la violence contre les personnes. C’est une violence politique volontaire, qui fait des victimes qui n’ont rien à voir avec le système technicien. Les mots ont un sens, et il y’a des limites aux torsions qu’on peut leur faire subir.
Vouloir éclairer le réel en utilisant aussi mal les mots, jette un doute sur le sérieux intellectuel d’Ellul et de ses émules.
Pour aller plus loin
Nicolas Alep est membre de l’association Technologos, dont le site aborde les inspirations théoriques du livre : Arendt, Illich, Charbonneau, et bien sûr Ellul.
Julia Laïnae est membre de l’association les Décablés, dont le site web semble avoir rendu l’âme avec la fin de Framasite (voir la version archivée).
Mise à jour : La Maison du Zéro déchet a hébergé une table autour du livre le jeudi 19 octobre 2023. J’ai pu poser des questions en rapport avec ce billet et prendre des notes. C’est en page 2 de ce billet.