La domination blanche (fiche de lecture)

Chapitre 2 : D’une pensée de l’identité à une pensée des privilèges

Être blanc ou blanche est un moins une iden­ti­té (avec des aspects cultu­rels) qu’une posi­tion dans des rap­ports de pou­voir. Cela signi­fie appar­te­nir à une majo­ri­té (au sens poli­tique) et béné­fi­cier d’a­van­tages (p. 51). La notion de “pri­vi­lège blanc” per­met de pen­ser cela, mais la notion est contro­ver­sée et sus­cite de nom­breuses ques­tions (lis­tées p. 53). Cela dit, les débats autour du “pri­vi­lège blanc” eux-mêmes nous disent quelque chose de la condi­tion blanche.

En France, c’est autour de 2020 que le terme devient visible et sus­cite des polé­miques. L’autrice Virginie Despentes fait une tri­bune sur le sujet (Lettre adres­sée à mes amis blancs qui ne voient pas où est le pro­blème). En face, des poli­tiques de gauche, comme Jean-Luc Mélenchon et Corinne Narassiguin cri­tiquent l’exis­tence même d’un pri­vi­lège blanc. Les deux font comme si un pri­vi­lège était uni­que­ment un avan­tage éco­no­mique, sys­té­ma­tique et binaire. Défini comme ça, le pri­vi­lège est incom­pa­tible avec la pau­vre­té. La simple exis­tence de blancs et blanches pauvres réfu­te­rait celle d’un pri­vi­lège blanc (p. 58).

Mélenchon ravive ici une rhé­to­rique des “pauvres petits blancs” qui n’est pas nou­velle. Elle existe dès le 17e siècle, où elle par­ti­cipe à légi­ti­mer l’es­cla­vage et la colo­ni­sa­tion. Selon l’his­to­rienne Sylvie Laurent, le thème de la pau­vre­té blanche s’ar­ti­cule avec une insé­cu­ri­té cultu­relle blanche (p. 60). Aux États-Unis, le suc­cès de Donald Trump est de capi­ta­li­ser sur une iden­ti­té blanche mal­heu­reuse et vic­ti­mi­sée, où des gens se croient défa­vo­ri­sés parce que blancs et où leur culture blanche serait en dan­ger (à cause du mul­ti­cul­tu­ra­lisme et de l’im­mi­gra­tion). C’est un dis­cours qui efface les avan­tages dont béné­fi­cient les per­sonnes blanches, voire qui retourne les choses. Il pré­sente comme vic­times de l’ordre poli­tique des per­sonnes qui sont en réa­li­té en posi­tion de domination.

Solène Brun et Claire Cosquer disent que dans la bouche de Mélenchon et Narassiguin ce dis­cours est para­doxal. D’un côté, les deux acceptent qu’il y a un racisme struc­tu­rel, pro­fond, qui n’est pas réduc­tible à des ques­tions éco­no­miques… et de l’autre, les deux refusent de voir qu’il y a des per­sonnes qui béné­fi­cient de l’op­pres­sion raciale, qui en sont com­plices et qui en tirent des avan­tages (p. 60–61). À les écou­ter, il y a bien du racisme qui désa­van­tage les per­sonnes raci­sées… Mais cette inéga­li­té ne pro­duit aucun avan­tage pour les celles et ceux qui n’en sont pas victimes.

Les autrices men­tionnent un autre type de cri­tique du pri­vi­lège blanc, appuyé sur la dif­fé­rence entre “pri­vi­lège” et “droit” (p. 63). Dans la socié­té, on parle sou­vent de pri­vi­lège pour dési­gner un avan­tage illé­gi­time. Selon Tania de Montaigne, par­ler de pri­vi­lège blanc fait d’un com­por­te­ment nor­mal un avan­tage par­ti­cu­lier. Ce n’est plus que les blancs et blanches peuvent exer­cer leurs droits humains alors que d’autres en sont pri­vés, c’est qu’ils ont un “pri­vi­lège”. Au lieu de lut­ter pour l’é­ga­li­té des droits et le res­pect des droits de tous (éga­li­ser par le haut), on risque de lut­ter pour abo­li­tions des avan­tages de certain·es (éga­li­ser par le bas). Banaliser l’i­dée de pri­vi­lège blanc effa­ce­rait la fron­tière entre un droit fon­da­men­tal et un avan­tage par­ti­cu­lier, au risque d’a­bais­ser nos standards.

Le privilège blanc en question(s)

La contro­verse autour du concept de pri­vi­lège blanc sou­lève des ques­tions (p. 65). En pre­mier lieu : le racisme peut-il exis­ter sans faire de “privilégié·es” ? En sciences sociales, le racisme est géné­ra­le­ment ana­ly­sé comme :

Un pro­ces­sus de pro­duc­tion et de repro­duc­tion de hié­rar­chies sociales, où les per­sonnes sont posi­tion­nées selon la façon dont elles sont per­çues et rat­ta­chées à une sup­po­sée héré­di­té. Il se tra­duit concrè­te­ment par un sys­tème d’a­van­tages et de désavantages.

L’idée de “pri­vi­lège blanc” pour­rait donc sim­ple­ment dési­gner l’a­van­tage rela­tif dont béné­fi­cient celles et ceux qui ne subissent pas le racisme. Ce ne serait pas for­cé­ment un avan­tage illé­gi­time. Le concept sou­ligne que le racisme relève d’une rela­tion entre groupes sociaux. Nier l’exis­tence d’un pri­vi­lège blanc revien­drait alors soit à nier l’exis­tence du racisme, soit à accep­ter une vision trop res­tric­tive du racisme ou des privilèges.

Dans un célèbre article de 1988 (PDF en anglais, 36 Ko), Peggy McIntosh énu­mère les avan­tages dont béné­fi­cient les blancs et les blanches, en insis­tant sur leur dimen­sion sym­bo­lique (p. 67). Elle des­sine un conti­nuum d’op­pres­sions qui ne sont pas prio­ri­tai­re­ment éco­no­miques, mais qui ne sont pas moins sérieuses ou moins graves pour autant. Le colo­risme, par exemple. La valo­ri­sa­tion des peaux claires conduit certain·es à ten­ter d’é­clair­cir leur peau avec des pro­duits dan­ge­reux. Elle pro­duit des injus­tices dans les familles noires, où les per­sonnes à la peau plus claire peuvent être mieux trai­tées que les autres. Il y a des effets concrets du pri­vi­lège blanc même quand on n’est pas blanc. Posséder seule­ment cer­tains attri­buts de la blan­chi­té pro­cure déjà des avantages.

Les fron­tières du pri­vi­lège blanc sont poreuses, mal­léables (p. 70). Il n’im­plique pas que toutes les per­sonnes blanches soient pri­vi­lé­giées de la même manière, ou que leur situa­tion soit meilleure que celles des non-blanc·hes sur tous les points (p. 72). Le croire relève d’une lec­ture faus­sée de ce qu’est le pri­vi­lège blanc. Par contre, il implique que toutes choses égales par ailleurs les per­sonnes blanches tirent un avan­tage de leur posi­tion, aus­si mau­vaise soit-elle (pré­caire, etc.). 

En ce sens, on peut tou­jours ima­gi­ner que dans la même situa­tion, une per­sonne non-blanche s’en sor­ti­rait encore plus mal. Même si la race n’est qu’une variable par­mi d’autres, les per­sonnes non-blanches sont en moyenne défa­vo­ri­sées, éco­no­mi­que­ment et sym­bo­li­que­ment, dans toute une série de contextes. Dans un grand nombre de socié­tés occi­den­tales, la vie des blancs et des blanches a plus de valeur que celles des autres.

Que dit la controverse autour du privilège blanc ?

La notion de pri­vi­lège blanc a deux grands avan­tages. D’abord, elle retourne l’at­ten­tion sur le domi­nant, sur l’a­van­tage social, plu­tôt que sur le domi­né et la dis­cri­mi­na­tion. Ensuite, elle per­met d’é­tendre l’a­na­lyse du racisme à des mani­fes­ta­tions plus sub­tiles que la dis­cri­mi­na­tion ou la vio­lence phy­sique. Pourtant la contro­verse autour du pri­vi­lège blanc ne s’é­teint pas.

Les autrices émettent deux hypo­thèses croi­sées : d’une part, la notion de pri­vi­lège sus­cite un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té, et de l’autre, la condi­tion blanche consiste à ne pas se rendre compte qu’on est blanc (ou blanche). Le pri­vi­lège blanc se carac­té­rise sur­tout par sa capa­ci­té à se mas­quer lui-même, à entre­te­nir une “igno­rance” ou une “inno­cence” blanche. Déstabiliser cette igno­rance génère une culpa­bi­li­té intense chez les blancs et les blanches.

Mais on peut faire une lec­ture com­plè­te­ment inverse. L’idée de pri­vi­lège blanc peut aider les per­sonnes blanches à mini­mi­ser leur culpa­bi­li­té, leur per­mettre de recon­naître leurs avan­tages à peu de frais, sans inter­ro­ger leurs com­por­te­ments et modes de pen­sée qui main­tiennent le racisme. Parce que la notion de pri­vi­lège est très sta­tique et quan­ti­ta­tive (p. 76–77). Un pri­vi­lège est quelque chose que l’on a, qu’on détient, et qui peut être comp­ta­bi­li­sé (on addi­tionne les pri­vi­lèges qu’on gagne, on sous­trait ceux qu’on perd). Le concept est moins riche qu’une approche en termes de domi­na­tion, où l’on s’in­té­resse à ce qu’on fait et à ce qu’on reproduit.

La notion de pri­vi­lège blanc contri­bue à faire com­prendre le racisme comme une rela­tion inégale entre des groupes sociaux. C’est un bon acquis par rap­port à d’autres visions sim­plistes du racisme (p. 77). Mais elle reste impar­faite. Elle risque de nous faire accor­der trop d’im­por­tance au niveau indi­vi­duel (che­cker ses pri­vi­lèges, vou­loir s’en défaire), en conti­nui­té avec une concep­tion libé­rale des identités.

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