La domination blanche (fiche de lecture)

Chapitre 3 : Penser la domination

Les espaces anti­ra­cistes se sont appro­priés la notion de pri­vi­lège blanc, mais elle fait aus­si l’ob­jet de cri­tiques de la part des militant·es (p. 80–82). Elle est contes­tée pour son néo­li­bé­ra­lisme lar­vé, son aspect indi­vi­dua­li­sant et dépo­li­ti­sant. Elle per­met aux blancs et blanches de s’af­fli­ger, de cher­cher l’ab­so­lu­tion morale ou de s’af­fi­cher comme un blanc méri­tant. C’est une façon de se regar­der le nom­bril sans rien faire contre le racisme.

La ques­tion est de pen­ser ensemble les struc­tures sociales de la domi­na­tion blanche et la façon dont cette domi­na­tion s’in­carne dans les indi­vi­dus et dans leurs pra­tiques. Pour ça les autrices pré­fèrent la notion d’habi­tus, héri­tée de Pierre Bourdieu. L’idée d’un habi­tus blanc per­met de rendre compte du main­tien des inéga­li­tés raciales, en expli­quant com­ment elles se repro­duisent. Il y a des pra­tiques, des goûts, des com­por­te­ments dif­fé­ren­ciés, bref des logiques de dis­tinc­tion qui par­ti­cipent à repro­duire les inéga­li­tés de classe. Les autrices notent au pas­sage que le pri­vi­lège blanc n’est pas l’ou­til concep­tuel le plus uti­li­sé en sciences sociales.

Charles W. Mills & la suprématie blanche

Il ne suf­fit pas de décrire empi­ri­que­ment les avan­tages de la posi­tion blanche, il faut décrire com­ment se construit cette posi­tion. Ne pas le faire, ce serait comme décrire les classes supé­rieures d’une socié­té, sans réflé­chir au pro­ces­sus qui divise la socié­té en classe. Ce serait comme par­ler de mas­cu­li­ni­té sans ana­ly­ser le patriar­cat, étu­dier la bour­geoi­sie mais pas le capi­ta­lisme (p. 84).

L’ouvrage aborde ensuite la pen­sée du phi­lo­sophe Charles W. Mills (mon kink phi­lo­so­phique du moment). Mills trouve le concept de “pri­vi­lège blanc” pro­fon­dé­ment néo­li­bé­ral. Il lui oppose celui de “supré­ma­tie blanche”. Contrairement au “pri­vi­lège blanc”, la supré­ma­tie blanche implique l’exis­tence d’un sys­tème qui non seule­ment pri­vi­lé­gie les blanc·hes, mais est géré par les blanc·hes, et dont ils béné­fi­cient. Mills parle aus­si “d’ordre racial” et de “domi­na­tion blanche” (p. 85–86). La notion est dif­fé­rente de l’i­déo­lo­gie expli­ci­te­ment raciste, qu’on appelle “supré­ma­cisme blanc” (et qui est abor­dées plus loin dans l’ouvrage).

Avec “supré­ma­tie blanche” Mills met l’ac­cent sur la dimen­sion sys­té­mique et struc­tu­relle de ce qui se passe. Ça lui per­met de pen­ser la dimen­sion nor­male, ins­ti­tu­tion­na­li­sée et rou­ti­nière de la domi­na­tion raciale. On s’ap­proche ici de la notion de “racisme struc­tu­rel” pro­po­sée par d’autres dans les années 70. Mills s’é­carte des ques­tions indi­vi­duelles pour pen­ser les struc­tures sociales racia­li­sées (p. 86). 

D’une part, les approches indi­vi­duelles ramènent trop à l’in­ten­tion raciste et aux sen­ti­ments des per­sonnes. Or la domi­na­tion raciale peut s’exer­cer sans inten­tions racistes. D’autre part Mills emprunte au mar­xisme. Il pense les formes racia­li­sées que prend l’ex­ploi­ta­tion et l’ex­trac­tion de la plus-value des tra­vailleurs et des tra­vailleuses. Les béné­fices de l’ex­ploi­ta­tion se font au pro­fit du groupe des blanc·hes, pas sim­ple­ment des individus.

Le contrat racial

Mills réin­ves­tit l’i­dée de “salaire de blan­chi­té” de W.E.B Du Bois. La supré­ma­tie blanche façonne les inté­rêts spé­ci­fiques du groupe blanc. Leurs inté­rêts unissent les blanc·hes et contre­ba­lancent les anta­go­nismes de classes. S’inspirant des théo­ri­ciens du contrat social, Mills affirme qu’il y a en réa­li­té un contrat racial (p. 88).

Il y a un contrat impli­cite entre les blanc·hes, pour exploi­ter et domi­ner les per­sonnes non-blanches. C’est un contrat qui s’ap­plique à l’é­chelle mon­diale (cf. l’impérialisme et colo­nia­lisme), et qui exclut les per­sonnes non-blanches des pro­messes d’é­ga­li­té et d’u­ni­ver­sa­li­té [qu’on trouve le contrat social]. L’aphorisme en exergue de son livre de 1997, Le Contrat racial pose le cadre :

When white people say “Justice”, they mean “Just Us” (Quand les blancs disent “Justice”, ils veulent dire “Juste nous”. [En anglais, “jus­tice” et “juste nous” sonnent très proches]).

Mills explique que le contrat racial était his­to­ri­que­ment un contrat de droit : à l’é­poque de l’es­cla­vage, de la colo­ni­sa­tion et de la ségré­ga­tion, le droit ren­dait expli­cite les inéga­li­tés raciales. Depuis, ce contrat est deve­nu un contrat tacite, de fait : les inéga­li­tés se repro­duisent, mais sans l’ap­pa­reil juri­dique antérieur.

La thèse du contrat racial per­met de faire de l’ex­ploi­ta­tion raciale une réa­li­té glo­bale. Elle n’est pas limi­tée à sphère pro­duc­tive, ou même plus lar­ge­ment à la sphère éco­no­mique. La supré­ma­tie blanche a des aspects juri­diques, poli­tiques, cultu­rels, et idéa­tion­nels. Le concept de “supré­ma­tie blanche” per­met à Mills de ne pas pen­ser que des avan­tages socio-éco­no­miques ou sym­bo­liques, mais aus­si les condi­tions de leur main­tien et de leur reproduction.


Info : le pod­cast Le Paris Noir, de Kévi Donat, a fait un épi­sode dédié au Contrat Racial de Charles Mills. C’est excellent et il y a toutes les meilleures de blagues de Mills sur la philosophie.


L’ignorance blanche

Pour Mills, la supré­ma­tie blanche est à la fois une struc­ture sociale et une struc­ture men­tale : elle pro­duit des normes et des valeurs (une éco­no­mie morale) et des façons de voir et per­ce­voir le monde (une éco­no­mie cog­ni­tive). La domi­na­tion blanche a une dimen­sion cog­ni­tive, que Mills pense grâce au concept d’i­gno­rance blanche (voir l’ar­ticle L’ignorance blanche, tra­duit par Solène Brun et Claire Cosquer). Il s’ins­crit à la suite de W.E.B Du Bois, qui parle de clair­voyance noire et d’a­veu­gle­ment blanc (p. 91), mais aus­si de James Baldwin ou de Toni Morrison.

Prenez le cas des pan­se­ments. Ils sont par défaut beige clair, et on les dit cou­leur “chair” (mais la chair de qui ?). Ils sont pen­sés pour les blanc·hes, qui sou­vent ne réa­lisent même pas que ce stan­dard est inadap­té pour d’autres types de peaux. À l’in­verse, les per­sonnes noires savent que les pan­se­ments ne sont pas pen­sés pour elles. Elles n’ont pas le choix de l’i­gno­rer. Elles ont donc un “double point de vue” selon l’ex­pres­sion de Du Bois (p. 94) : [elles peuvent regar­der les choses du point de vue des domi­nants et de celui des domi­nés]. Une idée qui sera appro­fon­die par bell hooks avec son concept de regard oppositionnel.

Mais alors que la connais­sance blanche est par­tielle et limi­tée, elle est en même temps éri­gée comme un point de vue uni­ver­sel (p. 93). Mills parle défi­nit même l’i­gno­rance blanche comme un “han­di­cap cog­ni­tif col­lec­tif”. La domi­na­tion cache des choses, elle empêche de com­prendre et obs­true la vue. Mais cette igno­rance est une condi­tion de pos­si­bi­li­té de la domi­na­tion (p. 95).

Pour Mills, l’i­gno­rance blanche est prin­ci­pa­le­ment invo­lon­taire : elle s’im­pose aux per­sonnes socia­li­sées comme blanches sans qu’elles en soient conscientes. Elle est la consé­quence d’une posi­tion [sociale] blanche : elle n’est pas une pro­prié­té indi­vi­duelle. Il y a quelque chose de dys­fonc­tion­nel au niveau col­lec­tif : le groupe des blancs est inca­pable de connaître le réel proprement.

Bien sûr, cette igno­rance ne touche pas toutes les per­sonnes blanches de façon uni­forme, et des per­sonnes non-blanches peuvent aus­si faire preuve d’i­gno­rance blanche. La domi­na­tion peut être inté­rio­ri­sée, incor­po­rée. Au point cer­taines per­sonnes non-blanches peuvent trou­ver nor­mal que les pan­se­ments ne soient dis­po­nibles qu’en beige et qu’on parle de cou­leur “chair”.

Enfin, puisque l’i­gno­rance blanche influence la connais­sance dans son ensemble, il faut se poser la ques­tion de son impact… sur les études autour de la blan­chi­té. Certaines approches contri­buent à main­te­nir l’i­dée que la condi­tion blanche est neutre ou nor­male, sans for­cé­ment qu’on en soit conscient. Or c’est pré­ci­sé­ment un des aspects impor­tants de l’i­gno­rance blanche : elle tend à se rendre invi­sible et à se pré­tendre être la norme (p. 97). [Je note cette der­nière phrase depuis le livre, mais je la com­prends assez mal].

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