Je sors de l’Âge de la multitude de Nicolas Colin et Henri Verdier. C’est un livre passionnant, riche, et qu’on veut mettre entre toutes les mains (ou sur toutes les liseuses). Mais. Car il y a un mais.
À qui parle-t-on ?
L’Âge de la multitude s’adresse aux organisations, pas vraiment aux individus. Sous-titré “entreprendre et gouverner”, il veut parler aux entreprises et institutions. Le propos peut être repris par tous, mais il cible surtout les dirigeants et ceux qui veulent diriger.
Le livre incite à exploiter la puissance de la multitude. Il installe ce faisant 2 types d’acteurs :
- Les dirigeants d’organisation, qui doivent mettre au travail la multitude et ses données. Ils organisent la production de valeur et en tirent argent, pouvoir, influence, respect, etc.
- Les individus de la multitude, qui travailleront pour le bénéfice des premiers, et dont la peine est compensée de façon variable, souvent indirecte, quand il y a seulement une compensation.
Quand Colin-Verdier nous parlent d’individus, c’est pour glorifier “l’innovateur radical”, l’entrepreneur disruptif, le héros Steve-Jobsien ou Jeff-Bezoseque qui sait séduire et créer de la valeur dans le monde numérique.
L’individu lambda est peu mentionné. Ceux qui constituent la multitude sont étonnamment absents du livre. Sans eux, les héros du numérique ne sont rien. Prenons un exemple.
Le projet musical Listen to Wikipédia transforme en musique les modifications de Wikipédia. Il propose d’écouter en direct des sons formés par ces modifications. Sans wikipédiens pour rédiger l’encyclopédie : silence.
On peut noter l’ingéniosité du projet et de ses créateurs. Mais mettre au second plan la multitude me paraît un peu discutable. C’est ce que je reproche au Colin-Verdier.
Multitude to Multitude
L’Âge de la multitude aborde la multitude comme stock (pour le dire comme Martin Heidegger). La multitude est là pour être exploitée et utilisée. Il faut moissonner ses données, designer son expérience utilisateur, conduire ses actions vers nos objectifs.
Chacun constitue la multitude. Chacun lui appartient. Colin et Verdier le savent, ils le répètent à l’envi. Et pourtant ils ne semblent pas parler à la multitude.
J’attendais une section qui parle de “ce que c’est” qu’être la multitude. Comment faire partie de la multitude ? Qu’est ce ça veut dire ? Comment agir pour soi et pour tous au sein du monde contemporain ?
Parce qu’à coté des entrepreneurs et des organisations, il y a les membres passifs-actifs de la multitude contemporaine. Ceux qui ne souhaitent pas créer leur boite. Qui n’ambitionnent pas de fonder la prochaine plateforme.
Ceux qui se contentent d’écrire des articles Wikipédia, de rajouter des points d’intérêt sur Open Street Map. Ceux qui donnent leur avis sur Yelp, Amazon ou Google Play. Plus simplement, ceux dont l’activité nourrit Google Analytics, Facebook via le tracking permanent et les mesures d’audiences.
Pour eux, L’Âge de la multitude ne propose pas grand chose. Certes, la fin de l’ouvrage aborde la transformation de la fiscalité et la nécessaire transformation de la politique et de l’État. Mais c’est bien peu. Et l’individu lambda de la multitude n’est là encore pas au centre des préoccupations.
Une semi-déception
Aussi génial qu’il soit, L’Âge de la multitude n’est que la moitié du livre qu’il pourrait être. C’est un livre du monde d’aujourd’hui. Pas du monde qui vient.
Il reste prisonnier d’un schème où l’individu est roi, central. À l’heure où plus rien n’est individuel et où chaque micro-action est issue d’un travail collectif, s’arrêter sur les “innovateurs radicaux” semble presque naïf.
Ce qui manque, ce n’est pas des “génies” prétentieux avides d’exploiter l’ignorance, l’insouciance, la maladresse ou la bêtise. C’est une “éthique de la contribution”.
Un guide sur comment vivre dans un monde où à chaque instant, nous bénéficions tous d’externalités produites par d’autres… Comment rendre la pareille, équilibrer la balance.
L’Âge de la multitude est enthousiasmant, mais à négliger le digital labor et les communs, il semble plus une part du problème que de la solution.