Dans son ouvrage Le regard féminin (2021) Iris Brey propose 6 critères pour identifier les films qui expriment un regard féminin (female gaze). Elle fournit aussi une liste de films qui correspondent à ces critères. Dans cet article, je questionne chacun des 6 critères d’Iris Brey et reproduit la liste qu’elle propose.
Le test de Bechdel, c’est facile. De tête, on se souvient à l’aise des 3 (parfois 4) critères. Pour passer le test, un film doit avoir :
- Au moins deux personnages féminins
- Qui se parlent entre elles
- D’autre chose que d’un homme
- (Facultatif) Et qui aient chacune un nom
Dans Le regard féminin, Iris Brey propose autre grille de lecture. L’idée n’est plus de voir si les femmes sont représentées dans le film, mais si le film permet de faire l’expérience d’un point de vue féminin.
On peut avoir des films avec uniquement des femmes à l’écran, sans qu’elles expriment ça. C’est vrai jusqu’à la caricature dans la catégorie de porno “lesbien” : le regard masculin est partout (derrière la caméra, derrière l’écran, dans ce qui est montré et dans la façon dont ça l’est) même quand il n’y a que des femmes à l’image.
On peut aussi penser à des films récents comme Gunpowder Milkshake ou Kate. Le personnage central est une femme, mais on peine à y voir plus qu’une inversion des genres. Le film serait à peu près le même avec un personnage masculin. Il ferait juste moins post-#metoo.
Les 6 critères du female gaze
Pour savoir si un film propose autre chose que l’omniprésent male gaze, Iris Brey propose de tester 6 critères : trois sont narratifs, trois sont formels (voir p. 69–70, au chapitre 2).
Ce n’est pas un test extérieur, qui regarderait le cinéma depuis la théorie féministe. C’est un test interne, qui interroge les procédés mis en scène depuis la critique cinématographique.
C’est aussi un test simplifié. Iris Brey parle de six points qui lui semblent “cruciaux”. Il pourrait en avoir d’autres, et on ne s’épargnera pas d’étudier un film sérieusement pour savoir s’il manifeste (ou pas) un regard féminin.
Critères narratifs :
- Le personnage principal s’identifie en tant que femme
- L’histoire est racontée de son point de vue
- Son histoire remet en question l’ordre patriarcal
Critères formels :
- La mise en scène permet au spectateurice de ressentir l’expérience féminine
- Si les corps sont érotisés, cela doit être un geste conscient
- Le plaisir des spectateurices ne découle pas d’une pulsion scopique
Tous ces critères ne sont pas immédiatement clairs, et ils méritent qu’on s’y attarde un peu.
Les critères narratifs
Le personnage principal s’identifie en tant que femme
J’aimerais insister sur l’identification du personnage principal en tant que femme. Il ne suffit pas que l’acteurice qui joue soit identifiée ou s’identifie comme une femme pour que le personnage s’identifie lui-même comme telle. Rien que ça, ça peut rendre l’application du test difficile. L’identification, c’est réflexif et personnel. Pas sûr que tous les films fassent parler leur personnage à ce sujet.
L’histoire est racontée de son point de vue
Là, ça va. Mais ça vaudrait le coup de s’interroger sur les films choraux, qui n’ont pas un personnage principal net. Comment ces films expriment-ils (ou non) un male ou female gaze ? Où plus simplement, les films à deux voix. Un film pourrait exprimer du male gaze dans certaines séquences, et du female gaze ?
Son histoire remet en question l’ordre patriarcal
Bon, ben là vous pouvez jeter la plupart de la production cinématographique. Rentrez chez vous, fin du test. Mais j’ai quand même un doute. Dans le critère 2, Iris Brey dit que “l’histoire” est racontée du point de vue de la protagoniste. Dans ce critère 3, on dit que c’est “son histoire” qui remet en cause le patriarcat. L’histoire du film et celle du personnage ne coïncident pas forcément.
Les critères formels
La mise en scène permet au spectateurice de ressentir l’expérience féminine
L’autrice insiste sur la place de la mise en scène dans le female ou le male gaze. Ce n’est pas qui on montre (des femmes, ou pas) ou bien ce qu’on montre qui permettent de parler de female gaze. Ce sont bien les choix cinématographiques et esthétiques qui sont déterminants. À script égal, la mise en scène change le sens et le ressenti que produit une séquence.
Si les corps sont érotisés, cela doit être un geste conscient
Iris Brey rappelle que selon Laura Mulvey, le male gaze découle d’un inconscient patriarcal. Il y a une dimension non réflexive, habituelle, courante dans l’érotisation des corps féminins au cinéma. C’est la norme de fait. Le regard féminin n’interdit pas l’érotisation des corps, mais demande qu’elle soit consciente, voulue et pas simplement produite par automatisme.
Dans Les sorcières d’Akelarre, lorsque l’inquisiteur regarde la jeune fille mise à nu devant lui, il y a une érotisation qui tranche avec le reste du film. Mais cela relève d’un geste conscient, qui à cet instant, nous met dans les yeux de l’inquisiteur, alors que le reste du film est suivi du point de vue du groupe de femmes incarcérées.
On peut voir un exemple d’érotisation consciente dans Divines, quand le personnage de Dounia espionne Djigui tandis qu’il danse sur scène. Le caractère conscient de cette érotisation est d’autant plus obvie que, pour une fois, c’est un corps masculin qui est érotisé, et que le voyeurisme vient d’un personnage féminin.
Le plaisir des spectateurices ne découle pas d’une pulsion scopique
La pulsion scopique, c’est le fait de “prendre du plaisir en regardant une personne en l’objectifiant, comme un voyeur”. Le terme renvoie à la pensée de Foucault autour de la surveillance, à celle de Lacan concernant le regard, et à celle de Laura Mulvey à propos du male gaze (p.24 sq). C’est à mon avis le critère le plus chargé théoriquement.
De ce que je comprends (mal et très peu à vrai dire), Mulvey voit une triangulation entre la caméra, le personnage masculin et le spectateur. Le spectateur s’identifie au personnage masculin, personnage qui est le moteur du récit. On retrouve quelque chose du stade du miroir chez l’enfant, quand l’enfant découvre qu’il a un corps qui peut être regardé et prend plaisir à regarder son propre corps.
Le cinéma patriarcal construit un masculin actif et sujet, et un féminin passif et objectifié. En témoigne les corps “à la découpe” des femmes au cinéma : des affiches de femmes sans tête, aux gros plans sur des parties de corps. Les femmes sont là pour être regardées, voire déshabillées, ce sont des corps passifs. Le voyeurisme est au centre du cinéma patriarcal, du cinéma qu’on a conservé et reconnu. Le fait que l’un des plus grands films sur le cinéma s’appelle précisément Le voyeur n’a à ce titre rien d’un hasard.
Iris Brey n’aura cesse dans tout le livre d’insister sur la puissance du mouvement dans les films qui manifestent un regard féminin. Montrer des corps féminins en mouvement, sujets d’action, faire ressentir leur expérience, voilà une façon de proposer un plaisir cinématographique qui ne se base pas sur le voyeurisme et le male gaze.
Liste de films et séries
Iris Brey termine le livre par une liste de contenus cinématographiques qu’elles considère comme relevant du female gaze. Je reproduis sa liste ci-dessous. Les films précédés d’un ✅ sont ceux que j’ai déjà vu.
- American Honey, 2016, Andrea Arnold.
- Anatomie de l’enfer, 2002, Catherine Breillat.
- Aquarius, 2016, Kleber Mendonça Filho.
- Baise-moi, 2000, Coralie Trinh Thi et Virginie Despentes ✅.
- The Bisexual, 2018, Desiree Akhavan.
- The Bitchhiker, 2016, Olympe de G.
- Carol, 2015, Todd Haynes.
- Cléo de 5 à 7, 1962, Agnès Varda.
- Comme si de rien n’était, 2019, Eva Trobisch.
- Dance, Girl, Dance, 1940, Dorothy Arzner.
- The Deuce, 2018, David Simon et George Pelecanos.
- Dyketacticts, 1974, Barbara Hammer.
- Elle, 2016, Paul Verhoeven.
- Extase, 1933, Gustav Machatý.
- Fleabag, 2016, Phoebe Waller-Bridge ✅.
- The Girlfriend Experience, 2016, Amy Seimetz et Lodge Kerrigan.
- Go Fish, 1994, Rose Troche.
- Grave, 2016, Julia Ducournau ✅.
- Hiroshima mon amour, 1959, Alain Resnais.
- I Love Dick, 2016, Sarah Gubbins et Jill Soloway.
- In the Cut, 2003, Jane Campion.
- Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, 1975, Chantal Akerman.
- Je, tu, il, elle, 1974, Chantal Akerman.
- La Leçon de piano, 1993, Jane Campion ✅.
- The L Word, 2004, Ilene Chaiken.
- Madame a des envies, 1906, Alice Guy ✅.
- Meshes of the Afternoon, 1943, Maya Deren.
- Milla, 2017, Valérie Massadian.
- Multiple Orgasm, 1976, Barbara Hammer.
- Orlando, 1993, Sally Potter.
- Outrage, 1950, Ida Lupino.
- La Passion de Jeanne d’Arc, 1927, Carl Dreyer.
- La Phalène d’argent, 1933, Dorothy Arzner.
- Portrait de femme, 1996, Jane Campion.
- Portrait de la jeune fille en feu, 2019, Céline Sciamma ✅.
- Quand nous étions sorcières, 1990, Nietzchka Keene.
- Red Road, 2006, Andrea Arnold.
- Sans toit ni loi, 1985, Agnès Varda ✅.
- La Servante écarlate, 2017, Bruce Miller.
- Simone Barbès ou la Vertu, 1980, Marie-Claude Treilhou.
- Mes sorcières, mes sœurs, 2010, Camille Ducellier.
- La Souriante Madame Beudet, 1923, Germaine Dulac.
- Sybil, 2019, Justine Triet ✅.
- Thelma et Louise, 1991, Ridley Scott ✅.
- Unbelievable, 2019, Susannah Grant.
- L’une chante, l’autre pas, 1977, Agnès Varda.
- Vénus, confessions à nu, 2017, Mette Carla Albrechtsen et Lea Glob.
- Wanda, 1970, Barbara Loden.
- Wonder Woman, 2017, Patty Jenkins ✅.
- Y a qu’à pas baiser !, 1973, Carole Roussopoulos.
Pour retrouver ces titres plus facilement, j’ai fait une liste Female Gaze sur IMDB qui les reprend (sauf celui d’Olympe de Gê, qui n’est pas sur IMDB). La liste contient aussi des titres, que j’ai ajouté de moi-même, souvent parce qu’ils sont plus récents que le livre d’Iris Brey.
Par exemple (mais ça n’engage que moi) :
- Animalia, 2023, Sofia Alaoui.
- Barbie, 2023, Greta Gerwig.
- Divines, 2016, Houda Benyamina.
- L’événement, 2020, Audrey Diwan.
- Lucky, 2020, Natasha Kermani.
- Men, 2022, Alex Garland.
She’s Gotta Have It, 1986, Spike Lee.- Les sorcières d’Akelarre, 2020, Pablo Agüero.
- Swallow, Carlo Mirabella-Davis, 2019
- Titanic, 1997, James Cameron
Je mets à jour cette liste de temps en temps. Ça explique pourquoi certains titres sont postérieurs à la date de publication initiale du billet.
Pour aller plus loin
Le documentaire Brainwashed de Nina Menkes aborde le sexisme et les rapports de pouvoir au cinéma. Il illustre par plus de 175 extraits à quoi ressemble le male gaze, et aborde aussi les questions dominations hors champ, entre les professionnels et professionnelles du cinéma.