“J’ai rien à cacher” : sauf que je t’insulte

Quand on parle vie pri­vée et sur­veillance, il y en a tou­jours pour dire « Moi, j’ai rien à cacher ». L’attaque marche bien et met sou­vent les défen­seurs de la vie pri­vée dans l’embarras.

Sauf qu’au fond, c’est juste une insulte. Pas besoin d’al­ler cher­cher un sens pro­fond : Rien à cacher n’est pas un mes­sage rationnel.

Rien à cacher, rien de plus

Ce article est une réac­tion à celui de Benjamin Sonntag sur le site de La Quadrature du Net. L’argument du Rien à cacher m’in­ter­pelle depuis un moment, mais les contre-argu­ments qu’on lui oppose me convainquent rare­ment. En fait, aus­si justes que soient ces réponses, elles me semblent pas­ser à coté du problème.

Dans son article, Benjamin pré­sente une inter­ac­tion typique du Rien à cacher (je souligne) :

Trop sou­vent, pour jus­ti­fier de [la] sur­veillance de nos vies, on m’oppose l’argument : « Si vous ne faites rien d’illé­gal, pour­quoi auriez-vous quelque chose à cacher ? ».

“Si vous ne faites rien d’illé­gal, pour­quoi auriez-vous quelque chose à cacher ?”. La pre­mière réponse, la plus facile, consiste à rétor­quer : “Si je ne fais rien d’illé­gal, pour­quoi les ser­vices secrets auraient-il le droit d’enregistrer mes conversations ?”.

En retour, j’ai sou­vent droit à un lapi­daire : “Si vous n’avez rien à cacher, pour­quoi être inquié­té par la sur­veillance ?”, sous-enten­dant ain­si que tout ce que l’on sou­haite cacher est illé­gal.

Le Rien à cacher serait d’a­bord une accu­sa­tion d’illé­ga­li­té. Partant de ça, on pense la for­mule comme un rac­cour­ci de dis­cours ration­nel. Discours qu’on peut contes­ter, décons­truire, dont on peut mon­trer le carac­tère fal­la­cieux. Daniel Solove fait ça dans son célèbre papier “Rien à cacher et autres mal­en­ten­dus sur la vie pri­vée”.

Je pense que c’est une erreur, stra­té­gique et de fond. La force du Rien à cacher tient dans sa briè­ve­té, son carac­tère peu construit, et très émo­tion­nel. C’est un slo­gan, une catch­phrase, pas un dis­cours réflé­chi. Avec Rien à cacher, plus c’est court plus c’est bon.

Le pro­blème n’est pas quoi cacher (des choses hon­teuses ? illé­gales ?), ce n’est pas cacher de qui (les auto­ri­tés légi­times) ou pour­quoi cacher. L’important, c’est ce que fait celui qui affirme n’a­voir “rien à cacher”.

Affirmer sa vertu

“Moi, j’ai rien à cacher” n’est pas une des­crip­tion fac­tuelle d’un état du réel. En vrai, per­sonne ne résiste à un test type “Ah vrai­ment, tu n’as rien à cacher ?”. À ce petit jeu, on finit tou­jours par recon­naître qu’on a quelque chose à cacher, à quel­qu’un, pour une rai­son quelconque.

Rien à cacher est plu­tôt une affir­ma­tion de ver­tu. Celui qui l’af­firme dit avant tout “Moi, je suis hon­nête”. “Je suis ver­tueux”, “irré­pro­chable”. En ça, la léga­li­té ne me semble pas cen­trale dans le propos.

L’important, c’est d’a­bord de rap­pe­ler qu’on est moral, qu’on suit les bonnes mœurs, qu’on est un membre res­pec­table de la socié­té. Quelqu’un d’exem­plaire. Le res­pect de la loi va avec, mais ça n’est pas le fond.

Rien à cacher est une réponse outrée, émo­tion­nelle, à une sus­pi­cion pos­sible. Il faut cou­per court aux ragots : moi, je suis ver­tueux. Et pour le prou­ver, j’af­firme une sot­tise extrême : “Je n’ai rien à cacher”.

Une phrase qui, si on s’ar­rête un ins­tant pour y réflé­chir, est inévi­ta­ble­ment fausse ou dénuée de sens tant elle est abso­lue, impré­cise, et décontextualisée.

Accuser l’ennemi

Mais Rien à cacher n’est pas qu’une for­mule défen­sive. C’est aus­si une accu­sa­tion de culpa­bi­li­té. Celui qui a quelque chose à cacher, a for­cé­ment aus­si quelque chose à “se reprocher”.

Il n’est pas hon­nête, il est déviant. Il n’est pas un membre exem­plaire de la socié­té. Ses inten­tions ou ses actions ne sont pas celles d’un indi­vi­du plei­ne­ment moral.

De là, “Je n’ai rien à cacher” devrait être com­pris comme une insulte. Personne ne se dit, seul chez lui, per­du dans ses pen­sées : “Moi, j’ai rien à cacher”. L’expression est uti­li­sée dans un contexte de débat. Rien à cacher est une réac­tion à ce qui est res­sen­ti comme une accu­sa­tion. Et cette réac­tion, c’est l’insulte.

Si on je vous dis “Vous êtes un déviant mal­hon­nête doté de mau­vaises inten­tions”, vous pou­vez vous vexer. Et c’est que ce qu’as­sène, au fond, le Rien à cacher.

Une réponse pos­sible est sim­ple­ment de remettre la per­sonne à sa place. D’expliciter clai­re­ment, non pas ce qu’elle vou­drait peut-être dire sur elle (et sur ce qu’elle n’a pas à cacher), mais ce qu’elle sous-entend bien réel­le­ment sur vous.

T’es entrain de dire que je fais des choses illégales ?

Tu sous-entends que je suis mal­hon­nête, mais dis-le clai­re­ment, vas‑y.

En gros, toi t’es ver­tueux ; mais moi pas, c’est ça ?

On lâche tota­le­ment la décons­truc­tion intel­lec­tuelle de la for­mule, pour se concen­trer sur la stra­té­gie rhé­to­rique. Le type d’en face m’ac­cuse à demi-mot d’être louche ? Je l’o­blige à expli­ci­ter son pro­pos pour mon­trer qu’il est insul­tant envers moi.

La réponse Snowden

En 2015, Edward Snowden a sor­ti une contre-for­mule face au Rien à cacher :

Soutenir que vous n’a­vez rien à faire de la vie pri­vée parce que vous n’a­vez rien à cacher, c’est la même chose que de dire que la liber­té d’ex­pres­sion ne compte pas pour vous, parce que vous n’a­vez rien à dire.

La for­mule reprend ce qui rend le Rien à cacher effi­cace. C’est (rela­ti­ve­ment) court. C’est (assez) facile à rete­nir. C’est plus construit que “Rien à cacher”, mais en même temps c’est plus drôle.

Et c’est une insulte. Snowden insulte les tenants du Rien à cacher, en en fai­sant des apôtres du “Taisez vous, j’ai rien à dire”.