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Anatomie du concept de propriété privée
La première partie est dédiée à une anatomie du concept de propriété privée. Crétois va revenir aux origines de l’idéologie propriétaire, au chapitre 5 du second Traité du gouvernement civil de John Locke (1690). C’est là où s’expose pour la première fois l’idée que les inégalités sont légitimes si elles sont fondées sur le travail et sur le mérite. Une idéologie depuis devenue hégémonique, et qui s’articule autour de 4 points :
- La propriété est un droit naturel
- acquis par le travail
- qui récompense le mérite
- et sur lequel nul n’a le droit d’interférer
1. La propriété comme droit naturel
Locke estime que l’individu est naturellement propriétaire de lui-même. Il s’agit d’une propriété qui existe avant l’instauration des États et du droit positif, et c’est d’elle que va découler la propriété des choses extérieures. Ce droit de propriété va être pour Locke le modèle des droits naturels en général.
Dans son optique, il ne s’agit pas de fonder une idéologie, mais de proposer un modèle opposable à la monarchie et au féodalisme. Face au pouvoir arbitraire, Locke affirme des droits naturels qui protègent l’individu. Le rôle d’institutions légitimes sera alors de protéger ces droits.
Pour justifier que la propriété soit un droit naturel, Locke va utiliser 2 lignes argumentatives : une justification déontologique (un droit est naturel parce qu’il est en lui-même juste, indépendamment de ses conséquences) ; et une justification téléologique (la propriété est légitime parce qu’elle permet d’atteindre un objectif donné). Crétois considère que c’est incompatible [: la propriété est soit bonne en elle-même, soit bonne en tant que moyen d’une fin, mais pas les deux].
Dans la vision de Locke, l’individu devient propriétaire ce qui émane de lui. Son travail va lui permettre d’extraire de la nature (qui est à tous) une chose qui va devenir à lui seul, et ce de façon incontestable. Il s’agit là d’une pensée où la propriété délimite ce qui est à l’individu et en exclut les autres, à la façon dont des piquets clôturent un terrain. Voilà pour l’aspect déontologique. [Même si on voit mal le rapport, Crétois dit que l’aspect déontologique s’arrête là].
Locke va ensuite défendre l’idée que la propriété privée est doublement bénéfique : pour la collectivité et pour l’individu. Elle permet de réaliser au mieux la “destination universelle des biens” voulue par Dieu, qui a donné la terre en commun à tous les hommes.
Les limites de la propriété
C’est un point de vue d’emblée paradoxal : l’appropriation et l’accumulation de richesse par un individu ne profite pas nécessairement aux autres. L’intérêt collectif et individuel ne s’alignent pas d’emblée et peuvent même s’opposer. De plus, si Dieu a donné la terre au genre humain, l’idée qu’une partie puisse être appropriée par un seul de façon exclusive n’est pas évidente.
Locke va donc poser des limites à la propriété privée dès l’état de nature. Deux restrictions vont assurer que l’appropriation soit moralement acceptable et que personne n’ait à s’en plaindre :
- L’appropriation ne doit pas détériorer les conditions de vie des autres. Locke postule une situation initiale d’abondance : celui qui s’approprie ne nuit à personne si et seulement si il laisse autant de bonne ressources aux autres (exemple : prendre de l’eau à la source).
- La capacité d’appropriation est limitée par la force individuelle et la périssabilité des denrées. Nul n’a intérêt à accumuler plus que nécessaire et gâcher des ressources est condamnable.
[Dans un passage marquant du Second Traité, Locke explique que l’effort fourni pour cueillir des fruits permet de se les approprier. Mais celui qui cueillerait beaucoup de fruits, les accumulerait et les laisserait pourrir serait en tort].
Tout cela amène Locke à admettre à demi-mot que la propriété privée ne peut pas être opposée à un pauvre qui meurt de faim. Cela serait incompatible avec la finalité divine, qui a donné la terre aux hommes pour assurer leur subsistance et leur bien-être. Mais Locke reste extrêmement prudent sur ce sujet.
Son objectif est de fonder la propriété privée. Si Locke admet qu’un pauvre peut – pour survivre – voler ce qu’un riche a en trop, son argumentation s’effondre et il fait de la propriété une chose précaire et provisoire. Locke est donc très discret sur le sujet et c’est Crétois qui insiste sur les incohérences de son raisonnement.
Les limites de l’argumentation
L’ambition de Locke est d’asseoir le caractère naturel et incontestable de la propriété avant tout droit positif. Cependant son argumentation s’appuie sur un contexte matériel très spécifique et très étroit. [Elle ne vaut que pour un état de nature où les ressources sont abondantes et où les capacités individuelles à exploiter la nature et à s’approprier des choses sont limitées].
Or notre situation actuelle est celle de la rareté des ressources, pas de l’abondance. Il n’y a pas de terres à s’approprier librement : elles ont déjà été accaparées par d’autres. La monnaie permet d’accumuler des ressources non périssables sans fin, de les échanger, de multiplier ses capacités d’appropriation et de profiter du travail des autres. [Dans ce contexte, les limites à la propriété privée que propose Locke sont inopérantes].
Or Locke ne propose aucune rupture entre l’appropriation primitive dans l’état de nature et l’appropriation dans l’état civil, pourtant radicalement différent. Faute de séparer ces deux contextes hétérogènes, l’argumentation de Locke échoue. La propriété privée est peut-être juste dans l’état de nature, mais elle n’est pas pour autant juste dans l’absolu.
2. Le travail, source de la propriété
Selon Crétois, Locke ne parvient pas à justifier le droit de propriété en tant que tel. En insistant sur le travail, Locke manque son objectif théorique : il se focalise sur la modalité d’acquisition des choses, pas sur l’acquisition elle-même. Il montre que, dans certaines conditions, le travail fourni légitime l’appropriation de choses qui n’appartiennent à personne. Ce n’est pas suffisant.
L’idée que le travail fonde la propriété n’explique pas tout. On peut acquérir des choses par la guerre, par un contrat, par une donation, par un héritage, par le fait d’être le premier arrivé sur place, etc. Rien ne prouve que ces méthodes soient moralement légitimes [et Locke devrait aborder tous ces cas avant d’affirmer avoir fondé la propriété]. Une solution de repli serait d’expliquer que toutes les formes d’acquisition, quelles qu’elles soient, dérivent originellement d’un travail, ce qui reste à prouver.
Le modèle lockéen a quelque chose d’étrange. D’un côté, Locke affirme que le travail productif fonde la propriété légitime. De l’autre, il évolue dans une société où le travail n’est déjà plus la source habituelle de la propriété. Ce sont les échanges, le commerce et la finance qui sont les sources les plus fréquentes de la propriété – sans que Locke trouve à y redire. Pour fonder la propriété en général, Locke mobilise le modèle de l’agriculteur isolé ou du chasseur-cueilleur, modèle qui est déjà complètement anachronique à son époque.
La théorie du mélange
Comment fonctionne l’appropriation selon Locke ? En travaillant, je mélange quelque chose qui est à moi et qui émane de moi (mon travail) avec la nature qui n’appartient à personne. Le résultat est une chose indissociable de mon travail, qui possède une valeur d’usage que n’avait pas la nature à elle seule. Pour Locke, la chose produite contient donc “quelque chose” qui m’appartient : le travail que j’y ai mis et qui a transformé en profondeur la nature. [Voir p. 47–51 pour le détail de cet argument, que Crétois reconstruit fortement].
Contrairement à la façon dont on présente souvent Locke, la chose travaillée n’est pas le prolongement de moi-même : on ne peut pas dire que voler ma propriété soit similaire à s’en prendre physiquement à ma personne. Mais dans la mesure où la chose contient quelque chose qui est à moi (mon travail mélangé), on ne peut pas me l’enlever sans mon consentement.
Crétois conteste cependant que le travail à lui seul suffise à s’approprier une chose. Il rappelle que le droit de propriété dérive d’une opération sociale. On ne peut pas se déclarer propriétaire unilatéralement, sans que les autres reconnaissent notre propriété. Si je cultive un champ qui appartient à quelqu’un d’autre, je n’en deviens pas subitement propriétaire… Mon travail est pour ainsi dire perdu, car il est incorporé à quelque chose qui ne m’appartient pas (ou qui appartient à tous, si je modifie un bien public).
Le problème du second travailleur
Justement, que se passe-t-il si je mélange mon travail à quelque chose qui n’est pas à moi ? Si le travail fonde la propriété, il y a là deux travailleurs, deux travaux, mais une seule propriété… La théorie du mélange ne marche pas pour fonder la propriété d’une chose issue d’un travail collectif.
De nombreux penseurs vont d’ailleurs rejeter l’approche de Locke. Selon Robert Nozick (1974), la théorie du mélange est trop indéterminée et trop périlleuse. On ne sait pas à partir de quand un travail justifie la propriété (indétermination), et on n’a pas forcément envie que les salariés revendiquent la propriété des marchandises qu’ils produisent (péril). Pour Nozick, on n’a pas besoin d’en appeler au travail pour justifier que la propriété privée soit moralement acceptable : il suffit de montrer que l’appropriation ne lèse personne.
3. On mérite ce qu’on acquiert par le travail
La pensée de Locke est traversée par un motif religieux extrêmement fort. Dieu a donné la Création aux hommes pour qu’ils dominent la nature et produisent de quoi subsister. Il y a dès lors une obligation morale de travailler : l’homme raisonnable n’est pas oisif, il fait fructifier la terre pour se nourrir et nourrir l’humanité.
Le travail n’est donc pas un simple mode d’appropriation des choses : c’est d’abord un devoir moral qui permet de réaliser la vocation théologique de l’être humain. La propriété acquise par le travail est alors moralement supérieure… Et on peut spolier les Indiens d’Amérique de leurs terres, car ils ne les cultivent pas et n’en sont pas les dignes propriétaires.
Locke opère un retournement complet : l’individu isolé peut s’approprier une partie de la Création par son travail, mais ce faisant, il génère un bienfait pour toute l’humanité et permet d’offrir des ressources à tous. La communauté des choses voulue par Dieu se réalise paradoxalement par la propriété privée exclusive.
[Le lien entre le contenu de la section et le mérite n’est pas plus explicite que ça chez Crétois. Ça n’aide pas à comprendre le propos : faut-il comprendre, en creux, que la propriété obtenue sans travail est illégitime selon Locke ? Ou bien seulement qu’elle est moins légitime ? C’est pas clair].
L’origine de la valeur d’usage
Si le travail a une telle valeur morale, c’est aussi parce qu’il est à l’origine de l’utilité des choses. Pour Locke, la matière brute n’a aucune utilité : c’est le travail qui permet de la rendre utile à l’être humain. En travaillant la nature, on modifie la chose et on crée sa valeur… ce qui justifie qu’on se l’approprie intégralement.
Crétois rappelle que c’est complètement faux. Il y a une valeur intrinsèque à la matière, qui existe indépendamment du travail. Une mine d’or et une mine de silex n’ont pas la même valeur d’usage. Un champ fertile et champ stérile ne produiront pas la même chose, même si on les travaille aussi bien et autant.
Même s’il est extrêmement difficile de séparer la valeur intrinsèque d’une chose et la valeur apportée par le travail, on ne peut pas souscrire à l’idée lockéenne que toute la valeur vient du travail.
4. L’interdiction d’interférer avec la propriété
Selon Locke, la propriété existe avant l’établissement de la société. On peut s’approprier des choses, qui sont légitimement les nôtres. Mais pourquoi autrui respecterait-il notre propriété ? Qu’est-ce qui nous prémunit du vol ?
À écouter Locke, l’homme raisonnable reconnaît la propriété d’autrui. C’est une propriété qui ne nuit à personne et qui participe du bien être de tous. Seuls des hommes injustes voudraient s’en prendre à elle.
L’État n’est donc pas institué pour fonder la propriété, mais seulement pour la défendre face à des hommes déraisonnables et immoraux, qui ne sont pas dignes de la vie sociale.
À ce titre, on peut se demander quel droit peut bien avoir l’État d’interférer avec la propriété ? Locke ne va pas jusque-là, mais son approche y conduit doucement, et d’autres, comme Nozick, franchiront le pas.
On a donc ici un cadre où l’obligation morale de respecter la propriété d’autrui est naturelle. Et c’est sur cette obligation morale que va s’appuyer la théorie générale de la justice.
Et l’injustice ?
Mais que faire lorsque le droit de propriété est source d’injustices flagrantes ? Quand on arrive à des situations de domination, d’oppression sociale et d’inégalités ? À écouter Locke ou Nozick, les pauvres seraient immoraux s’ils ne respectaient pas la propriété de ceux qui les dominent.
Crétois, à la suite de Rousseau, voit là une limite de leur modèle naturaliste. Même dans l’état de nature, on peut avoir de bonnes raisons de ne pas respecter la propriété d’autrui. Cela montre que le respect de la propriété ne peut pas s’appuyer que sur un accord entre toutes les parties.
Il faut une discussion collective pour poser des critères qui rendent la propriété légitime. Si on ne peut pas demander le consentement de tout le monde pour fonder chaque propriété, on ne peut pas non plus évacuer complètement la notion de consentement comme le fait Locke. La propriété dérive d’une norme sociale, elle n’est pas un droit naturel. Et maintenant, on passe au résumé du chapitre 2.