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Débusquer l’idéologie
L’impasse d’un contrôle absolu
Le caractère absolu de la propriété privée rend insoluble des conflits d’usage de la propriété. Si je possède une batte de baseball et que personne n’a le droit d’interférer avec l’usage que j’en fais, pourquoi n’aurais-je pas le droit de démolir la voiture de mon voisin avec ? Si mon voisin fait du bruit de l’autre côté du mur de mon jardin, en quoi suis-je légitime à l’en empêcher ? Il est chez lui et jouit absolument de sa propriété. La situation est la même si on pense à la propriété de soi (droits des fumeurs versus ceux des non-fumeurs par exemple). Il faut faire appel à des principes extérieurs aux droits de propriété privée pour résoudre ces conflits d’usage.
Il y a une dimension politique et morale dans la résolution de ces conflits. Leur résolution évolue selon des facteurs qui ne relèvent pas de la propriété privée. Les tribunaux et les lois ont proposé des résolutions variées selon les époques. On ne peut pas dire : “On a toujours fait comme ça”.
L’idée de droit absolu est en fait contraire à l’idée même de droit. Un droit a une fonction sociale qui justifie qu’on l’attribue à une personne. C’est au regard de cela qu’il existe des abus de droit, comme la justice le reconnaît régulièrement. Avec une propriété privée absolue, il n’y a jamais d’abus de droit en théorie.
En réalité, l’intérêt du propriétaire n’est pas toujours celui qui prime. Il ne prime que dans la mesure aux d’autres intérêts légitimes (d’autrui, de la société) ne sont pas lésés. Les droits du propriétaire sur son bien sont “résiduels” (selon le mot de John Commons), ils sont ce qui reste après la prise en compte de nombreux intérêts.
Un autre problème d’un droit de propriété absolu est sa compatibilité, à terme, avec la justice sociale. Crétois reprend Nozick dans Anarchie, État et Utopie. En partant d’une répartition des richesses considérée comme juste, on opère des transferts de propriété via un procédé juste : le résultat est forcément juste. La nouvelle répartition des richesses, aussi inégalitaire soit-elle, est juste selon Nozick – et il n’y a rien à y redire… Sauf à rejeter le caractère absolu du droit de propriété, comme propose Crétois.
[Pour être franc, l’argument de Nozick semble en béton armé, malgré ses conséquences contre intuitives. La réponse de Crétois semble passer à côté de ce qui fait la force de l’argument.]
Les insuffisances du travail
L’approche propriétaire fonde la propriété sur le travail de l’individu. En travaillant, j’obtiens le droit de m’approprier le fruit de mon travail. Crétois va contester que le travail suffise à rendre incontestable cette appropriation.
En réalité, l’individu n’opère jamais “à vide” : son travail s’appuie sur des ressources naturelles qu’il n’a pas produites et dont il n’est pas propriétaire au départ. Si le travail est le seul fondement de la propriété légitime, l’individu ne peut pas s’approprier complètement le fruit de son travail. Dans ce qu’il produit, il y reste toujours une part “ressources naturelles” qui ne lui appartient pas. Crétois présente deux auteurs qui vont dans ce sens (Thomas Paine et Henry George), puis tire une conséquence radicale de son propos.
Parmi les ressources naturelles que l’individu met à profit il y a son code génétique, qu’il reçoit à la naissance sans l’avoir fabriqué. On pourrait dire la même chose de nos dons, de nos qualités diverses, de notre aptitude à travailler ou de choses que nous avons reçues de notre éducation. Les ressources “externes” dont on tire un bénéfice personnel sans avoir travaillé pour les obtenir vont donc très loin.
[Crétois retourne Locke contre lui-même : si vraiment la propriété privée n’est légitimée que par le travail individuel, alors elle n’est jamais vraiment légitime]. Toute propriété est issue d’un mélange de travail et de ressources externes que l’individu a exploité pour son bénéfice personnel. Or ce bénéfice personnel se fait au détriment des autres : le propriétaire s’approprie quelque chose qui est à tous (les ressources naturelles), puis en tire un profit pour lui seul. On a donc une injustice flagrante, qu’il s’agit de compenser.
Le versement d’un revenu universel pourrait être une piste. Ce revenu serait indépendant de tout travail, puisque sa fonction serait précisément de réparer l’injustice subie du fait de l’appropriation privative par certains.
La part sociale
Au-delà des ressources naturelles, il y a aussi une part sociale dans tout ce que nous produisons. La vie sociale nous apporte des avantages et des opportunités dont nous tirons un bénéfice personnel. Quand on puise dans la culture et les connaissances communes par exemple, on acquière au fond une dette sociale.
[Il suffit de penser à toutes les réécritures de mythes, au œuvres qui en ont inspiré d’autre, etc. pour voir que la production individuelle s’inscrit dans un contexte social qui l’alimente. La réussite individuelle d’un Georges Lucas sur Star Wars n’existe que par le Dune de Herbert et l’échec de l’adaptation par Jodorowsky, etc.]
Crétois présente 3 auteurs pour illustrer cette façon de voir : Proudhon, Fouillée et Bourgeois (défenseur de la création de l’impôt sur le revenu). Je ne relève que Proudhon, qui insiste sur le fait que les processus de production collectifs sont irréductibles à la somme des opérations individuelles. Deux cents hommes peuvent élever un obélisque en un jour, mais un homme seul ne peut pas le faire en deux cents jours.
La plus-value collective du travail n’est pas incluse dans le salaire des travailleurs. Elle n’est pas payée et se voit accaparée par le capitaliste. Le capitaliste accumule sans travailler en captant le produit collectif du travail des autres.
Le mérite en question
La notion de mérite est très fragile, son contenu conceptuel est largement vide sur les plans politique et juridique. Elle est utile socialement et psychologiquement pour motiver les individus à agir, mais c’est tout. S’il y a une part naturelle et une part sociale dans tout ce qu’on fait, extraire un mérite incontestablement rattaché à un individu va être difficile.
Les libertariens de gauche critiquent le mérite sur la base de l’injustice génétique et de l’inappropriabilité des ressources naturelles. Les néolibéraux et les autres libertariens critiquent l’idée que la distribution des richesses dépendent du mérite. Dans une société complexe, libre et pluraliste, on ne peut pas matériellement évaluer le mérite avant la distribution des richesses, et on ne peut pas théoriquement s’accorder sur ce qui est plus ou moins méritant.
En réalité nos sociétés de marché modernes ne sont pas fondées sur la récompense du travail et du mérite. Les règles juridiques qui encadrent ce que chacun possède et comment il peut l’acquérir ou le transférer ne mobilisent pas ces notions. Ce ne sont pas du tout des sociétés lockéennes.
Si on veut penser une distribution juste des richesses sans la notion de mérite, il faut partir d’un double constat. D’abord, personne ne mérite sa place dans la société. Ensuite toutes les ressources sont le produit de la coopération sociale. [Au regard de quoi la légitimité de l’héritage est largement contestable.]
À partir de là, on peut considérer qu’une redistribution sur la base de critères décidés collectivement est plus juste que le hasard et le libre-échange, qui produisent une distribution dont personne n’a voulu. Crétois suit ici Rawls contre Nozick et Hayek.
Au terme du chapitre, il aboutit à récuser la propriété comme droit absolu d’un homme isolé sur ce qui lui appartient. La propriété est plutôt un droit à accéder à une part des ressources qui nous revient. Cette part étant déterminée sur la base de principes de justice équitables.
Cette vision implique de rejeter l’idée qu’on acquiert la propriété par le travail et la thèse de l’absoluité de la propriété. Elle demande aussi de penser d’autres formes de distribution que le seul libre marché.