Le mouvement zéro déchet a‑t-il disparu ?

La mode du zéro déchet pas­sée, que reste-t-il du mou­ve­ment ? Alors qu’il semble avoir dis­pa­ru des pré­oc­cu­pa­tions média­tiques, ses idées se sont ancrées à bas bruit dans la socié­té fran­çaise. Au point qu’elles deviennent peut-être une des idéo­lo­gies dominantes.

Sur les réseaux, quel­qu’un demande ce qu’est deve­nu le mou­ve­ment zéro déchet. Et de fait, il a per­du sa nou­veau­té et inté­resse moins. Si je n’en fai­sais pas par­tie, j’aurais peut-être moi aus­si l’impression qu’il a dis­pa­ru. Selon Google Trends, l’in­té­rêt pour le terme “zéro déchet” aug­mente à par­tir de 2016 et atteint son pic en 2019 (don­nées France). Depuis, les recherches pour ce mot-clé sont en baisse : elles sont même retom­bées au niveau de 2016. Le Covid-19 a dure­ment tou­ché le mou­ve­ment, et de nom­breux com­merces zéro déchet ont fer­mé (les épi­ce­ries vrac en particulier).

Évolution de l'intérêt pour la recherche "zéro déchet" entre mars 2013 et juin 2024. Une montée progressive notable à partir de 2023, un pic en 2019, puis une redescente progressive.
Recherche Google pour “zéro déchet” de 2013 à juin 2024.

Pourtant, le zero waste (“zéro gas­pillage, zéro déchet”) n’a jamais été aus­si pré­sent. Il est peut-être même en train de gagner une bataille cultu­relle et de ral­lier à sa vision toute la socié­té. Alors que le mot “zéro déchet” est moins pro­non­cé, les prin­cipes et les pra­tiques du mou­ve­ment se bana­lisent. Ils deviennent “la base”, une norme sociale dont on n’identifie pas l’origine et dont on ne conteste pas l’évidence.

À ce stade, vous pen­sez peut-être que j’ai per­du tout sens com­mun, mais allez voir ce que j’ap­pelle zéro déchet : ce n’est rien d’autre qu’une méthode pra­tique pour réa­li­ser la sobrié­té (ou la décrois­sance, si vous n’a­vez pas peur du mot). C’est un mou­ve­ment qui lutte contre le gas­pillage éri­gé en modèle de société.

Un mot triplement dévoyé

Mais ça n’explique pas l’ap­pa­rente dis­pa­ri­tion du terme. À mon avis, l’expression souffre d’une triple dévi­ta­li­sa­tion. D’une part des acteurs éco­no­miques ont récu­pé­ré le terme et l’ont tor­du jusqu’à le vider de sens. Coca Cola, pre­mier pol­lueur plas­tique au monde, pré­tend vou­loir “un monde sans déchet”. Et c’est sans comp­ter les myriades de micro-dévoie­ments du terme par des acteurs plus petits.

Le suc­cès du zéro déchet dans un monde capi­ta­liste a jeté un doute sur son mes­sage, à mesure que ses sym­boles se sont popu­la­ri­sés. Objet zéro déchet emblé­ma­tique, la gourde est pas­sée d’une façon d’éviter les bou­teilles plas­tique à un acces­soire de mode. Les sacs réuti­li­sables sont deve­nus une ava­lanche de tote-bags fra­giles, mal faits et inutiles.

Seconde dévi­ta­li­sa­tion, les orga­ni­sa­tions ont vu dans le zéro déchet un type d’action ludique pour mettre en action leurs membres, sans rien chan­ger sur le fond. Dans les col­lec­ti­vi­tés locales, les “défis zéro déchet” per­mettent de réduire les coûts de ges­tion des ordures ména­gères, sans inter­ro­ger le sou­tien public au pro­duc­ti­visme et à la surconsommation.

Chez les employeurs, les ate­liers zero waste font une ani­ma­tion éco­lo pour la semaine euro­péenne de la réduc­tion des déchets. Peu importe que l’activité prin­ci­pale de la struc­ture soit la des­truc­tion ordi­naire des condi­tions de vie sur terre : on a un ate­lier DIY pour enga­ger les col­la­bo­ra­teurs et col­la­bo­ra­trices pen­dant une demi-jour­née team buil­ding.

Enfin, la mul­ti­pli­ca­tion d’expressions para­sites achève dévi­ta­li­ser la for­mule. À la place du zéro déchet véri­table, on pro­pose du “zéro déchet plas­tique” ou du “zéro déchet non-trié”. Il suf­fit d’ajouter un suf­fixe pour don­ner une cou­leur “zéro déchet” à une action qui ne l’est pas.

Des victoires inaperçues

Mais pen­dant que le terme “zéro déchet” désigne de moins en moins le mou­ve­ment poli­tique dans l’esprit com­mun, le zéro gas­pillage engrange des vic­toires. Les idées zero waste passent dans les lois, elles ont des effets concrets – mal­gré, certes, la volon­té gou­ver­ne­men­tale de les atténuer.

La vais­selle réuti­li­sable dans les fast-foods et les res­tau­rants de plus de 20 cou­verts : c’est une vic­toire zero waste. Le tri à la source des déchets ali­men­taires : pareil. Les indices de répa­ra­bi­li­té et le bonus répa­ra­tion : aus­si. Le chan­ge­ment de regard sur le mar­ché de l’oc­ca­sion : encore. L’obligation pour les commerçant·es d’ac­cep­ter les conte­nants per­son­nels : à nouveau.

Même si l’ap­pli­ca­tion de ces lois limi­tées reste plus qu’im­par­faite (au point où des asso­cia­tions ont par­lé d’é­chec), ce sont des lois. Leur simple exis­tence change, de fait, les normes appli­cables dans une société.

Fin 2023, l’Ademe a lan­cé une cam­pagne de lutte contre la sur­con­som­ma­tion à l’oc­ca­sion du Black Friday, cette période de fausses soldes impor­tée des États-Unis. Dans les 4 spots vidéos de la cam­pagne, un “déven­deur” tente de dis­sua­der les clientes et clients d’a­che­ter. Que leur dit-il ? Refusez l’a­chat dont vous n’a­vez pas besoin. Réutilisez les pro­duits que vous avez déjà. Réparez ceux qui peuvent l’être. Prenez plu­tôt de l’oc­ca­sion. Bref, rien d’autre que le mes­sage “zéro gas­pillage, zéro déchet”.

En France, en 2023, on peut lan­cer une cam­pagne natio­nale sur fonds publics pour dif­fu­ser les prin­cipes du zero waste. Le fait que le mot ne soit pas pro­non­cé contri­bue à l’ef­fa­ce­ment du mou­ve­ment, mais mesu­rez la vic­toire. Les lob­bies éco­ci­daires des ven­deurs d’i­nu­tile ne s’y sont pas trom­pés en tor­pillant la cam­pagne. Elle tou­chait exac­te­ment à leurs intérêts.

Et les pratiques individuelles ?

J’entends dire que c’est aus­si les pra­tiques indi­vi­duelles : les gens ont arrê­té de faire du zéro déchet, ils sont pas­sés à autre chose. Je par­tage ce sen­ti­ment dif­fus, et moi-même je sens ce recul dans mes pra­tiques. Mais pour l’ob­jec­ti­ver il fau­drait croi­ser les sta­tis­tiques de la vente en vrac (en berne), de la répa­ra­tion (en hausse), du sec­teur de l’oc­ca­sion (en pro­gres­sion)… Des chiffres qui ne diraient pas tout : com­ment mesu­rer la décon­som­ma­tion, la réduc­tion volon­taire de son impact éco­no­mique et écologique ?

Surtout quand l’in­fla­tion et le attaques gou­ver­ne­men­tales poussent à déjà réduire. Le zéro déchet pro­pose une sobrié­té volon­taire. Mais on ne choi­sit pas la sobrié­té quand on subit la pau­vre­té. Quand on n’a pas assez, dif­fi­cile de vou­loir moins. Le contexte actuel rend le dis­cours décrois­sant moins audible, pas moins néces­saire. Coup double pour les éco­ci­daires : ils pro­voquent le chaos et anes­thé­sient les solutions.

Et pour­tant l’i­dée de sobrié­té pro­gresse. Quand le pou­voir parle de “sobrié­té éner­gé­tique” (selon la méthode des suf­fixes vue plus haut), on sai­sit bien l’ob­jec­tif. Dévitaliser le mot et semer la confu­sion, pour contrer une idée mon­tante. Mais ça ne suf­fit pas. L’envie de décroître s’en­ra­cine si fort qu’un baro­mètre “Sobriétés et mode de vie” a vu le jour.

Une vision pour demain

En 2013, Béa Johnson ter­mine son livre Zéro déchet (Zero Waste Home) par une sec­tion “L’avenir du zéro déchet”. Elle y des­sine les contours d’une socié­té zéro déchet. Par bien des aspects, le texte a vieilli et ses limites sont deve­nues patentes. Mais relire ces lignes dix ans plus tard per­met de mesu­rer le che­min parcouru.

Vrac, réem­ploi, éco­con­cep­tion, tri des bio­dé­chets, mobi­li­tés douces : le monde qu’elle décrit est loin d’être encore le nôtre. Mais il n’est plus sur­pre­nant. Les prin­cipes du zéro gas­pillage sont suf­fi­sam­ment bana­li­sés et ancrés pour que sa pro­po­si­tion uto­pique n’é­tonne plus. Ce qu’elle décrit res­semble à des choses pro­gram­mées, en cours, ou mêmes déjà réa­li­sées autour de nous.

En ça la dis­pa­ri­tion de l’in­té­rêt pour le mou­ve­ment “zéro déchet” témoigne non pas d’un échec, mais du fait qu’il devienne peu à peu le milieu idéo­lo­gique dans lequel nous évo­luons. Le zéro déchet est alors par­tout et nulle part à la fois, il nous imprègne et nous entoure. Il devient invi­sible aux yeux mêmes de celles et ceux qui suivent sans le savoir ses prin­cipes. Il n’y a plus un seul mou­ve­ment zéro déchet, mais une mul­ti­tude de mou­ve­ments qui s’en ins­pirent plus ou moins consciemment.

Ne nous y trom­pons pas : c’est la situa­tion la plus enviable pour une idéo­lo­gie. Faire dis­pa­raître le mot qui la défi­nit dans l’é­vi­dence du sens com­mun. Dépolitiser son action, pour rendre sa poli­tique encore plus effi­cace. C’est sur ce genre de fon­da­tion que s’é­ta­blit la vio­lence néo­li­bé­rale, mais aus­si l’es­sor du mas­cu­li­nisme et des racismes ambiants. Les contrer et les abattre ne pren­dra pas un che­min différent.

Cet article fait par­tie d’une série en cours autour du “zéro gaspillage” :

  1. En finir avec le zéro déchet, une défense du zéro gaspillage
  2. Pourquoi le gas­pillage est politique
  3. Le zéro déchet est-il secrè­te­ment extractiviste ?
  4. Le mou­ve­ment zéro déchet a‑t-il disparu ?
  5. Pourquoi la sobrié­té plaît aux riches ?
  6. Le point de vue zéro déchet (à venir)
  7. Se sor­tir d’une éco­lo­gie colo­niale (à venir)

👉 Je cherche un édi­teur inté­res­sé pour réunir la série fina­li­sée dans un livre.