La mode du zéro déchet passée, que reste-t-il du mouvement ? Alors qu’il semble avoir disparu des préoccupations médiatiques, ses idées se sont ancrées à bas bruit dans la société française. Au point qu’elles deviennent peut-être une des idéologies dominantes.
Sur les réseaux, quelqu’un demande ce qu’est devenu le mouvement zéro déchet. Et de fait, il a perdu sa nouveauté et intéresse moins. Si je n’en faisais pas partie, j’aurais peut-être moi aussi l’impression qu’il a disparu. Selon Google Trends, l’intérêt pour le terme “zéro déchet” augmente à partir de 2016 et atteint son pic en 2019 (données France). Depuis, les recherches pour ce mot-clé sont en baisse : elles sont même retombées au niveau de 2016. Le Covid-19 a durement touché le mouvement, et de nombreux commerces zéro déchet ont fermé (les épiceries vrac en particulier).
Pourtant, le zero waste (“zéro gaspillage, zéro déchet”) n’a jamais été aussi présent. Il est peut-être même en train de gagner une bataille culturelle et de rallier à sa vision toute la société. Alors que le mot “zéro déchet” est moins prononcé, les principes et les pratiques du mouvement se banalisent. Ils deviennent “la base”, une norme sociale dont on n’identifie pas l’origine et dont on ne conteste pas l’évidence.
À ce stade, vous pensez peut-être que j’ai perdu tout sens commun, mais allez voir ce que j’appelle zéro déchet : ce n’est rien d’autre qu’une méthode pratique pour réaliser la sobriété (ou la décroissance, si vous n’avez pas peur du mot). C’est un mouvement qui lutte contre le gaspillage érigé en modèle de société.
Un mot triplement dévoyé
Mais ça n’explique pas l’apparente disparition du terme. À mon avis, l’expression souffre d’une triple dévitalisation. D’une part des acteurs économiques ont récupéré le terme et l’ont tordu jusqu’à le vider de sens. Coca Cola, premier pollueur plastique au monde, prétend vouloir “un monde sans déchet”. Et c’est sans compter les myriades de micro-dévoiements du terme par des acteurs plus petits.
Le succès du zéro déchet dans un monde capitaliste a jeté un doute sur son message, à mesure que ses symboles se sont popularisés. Objet zéro déchet emblématique, la gourde est passée d’une façon d’éviter les bouteilles plastique à un accessoire de mode. Les sacs réutilisables sont devenus une avalanche de tote-bags fragiles, mal faits et inutiles.
Seconde dévitalisation, les organisations ont vu dans le zéro déchet un type d’action ludique pour mettre en action leurs membres, sans rien changer sur le fond. Dans les collectivités locales, les “défis zéro déchet” permettent de réduire les coûts de gestion des ordures ménagères, sans interroger le soutien public au productivisme et à la surconsommation.
Chez les employeurs, les ateliers zero waste font une animation écolo pour la semaine européenne de la réduction des déchets. Peu importe que l’activité principale de la structure soit la destruction ordinaire des conditions de vie sur terre : on a un atelier DIY pour engager les collaborateurs et collaboratrices pendant une demi-journée team building.
Enfin, la multiplication d’expressions parasites achève dévitaliser la formule. À la place du zéro déchet véritable, on propose du “zéro déchet plastique” ou du “zéro déchet non-trié”. Il suffit d’ajouter un suffixe pour donner une couleur “zéro déchet” à une action qui ne l’est pas.
Des victoires inaperçues
Mais pendant que le terme “zéro déchet” désigne de moins en moins le mouvement politique dans l’esprit commun, le zéro gaspillage engrange des victoires. Les idées zero waste passent dans les lois, elles ont des effets concrets – malgré, certes, la volonté gouvernementale de les atténuer.
La vaisselle réutilisable dans les fast-foods et les restaurants de plus de 20 couverts : c’est une victoire zero waste. Le tri à la source des déchets alimentaires : pareil. Les indices de réparabilité et le bonus réparation : aussi. Le changement de regard sur le marché de l’occasion : encore. L’obligation pour les commerçant·es d’accepter les contenants personnels : à nouveau.
Même si l’application de ces lois limitées reste plus qu’imparfaite (au point où des associations ont parlé d’échec), ce sont des lois. Leur simple existence change, de fait, les normes applicables dans une société.
Fin 2023, l’Ademe a lancé une campagne de lutte contre la surconsommation à l’occasion du Black Friday, cette période de fausses soldes importée des États-Unis. Dans les 4 spots vidéos de la campagne, un “dévendeur” tente de dissuader les clientes et clients d’acheter. Que leur dit-il ? Refusez l’achat dont vous n’avez pas besoin. Réutilisez les produits que vous avez déjà. Réparez ceux qui peuvent l’être. Prenez plutôt de l’occasion. Bref, rien d’autre que le message “zéro gaspillage, zéro déchet”.
En France, en 2023, on peut lancer une campagne nationale sur fonds publics pour diffuser les principes du zero waste. Le fait que le mot ne soit pas prononcé contribue à l’effacement du mouvement, mais mesurez la victoire. Les lobbies écocidaires des vendeurs d’inutile ne s’y sont pas trompés en torpillant la campagne. Elle touchait exactement à leurs intérêts.
Et les pratiques individuelles ?
J’entends dire que c’est aussi les pratiques individuelles : les gens ont arrêté de faire du zéro déchet, ils sont passés à autre chose. Je partage ce sentiment diffus, et moi-même je sens ce recul dans mes pratiques. Mais pour l’objectiver il faudrait croiser les statistiques de la vente en vrac (en berne), de la réparation (en hausse), du secteur de l’occasion (en progression)… Des chiffres qui ne diraient pas tout : comment mesurer la déconsommation, la réduction volontaire de son impact économique et écologique ?
Surtout quand l’inflation et le attaques gouvernementales poussent à déjà réduire. Le zéro déchet propose une sobriété volontaire. Mais on ne choisit pas la sobriété quand on subit la pauvreté. Quand on n’a pas assez, difficile de vouloir moins. Le contexte actuel rend le discours décroissant moins audible, pas moins nécessaire. Coup double pour les écocidaires : ils provoquent le chaos et anesthésient les solutions.
Et pourtant l’idée de sobriété progresse. Quand le pouvoir parle de “sobriété énergétique” (selon la méthode des suffixes vue plus haut), on saisit bien l’objectif. Dévitaliser le mot et semer la confusion, pour contrer une idée montante. Mais ça ne suffit pas. L’envie de décroître s’enracine si fort qu’un baromètre “Sobriétés et mode de vie” a vu le jour.
Une vision pour demain
En 2013, Béa Johnson termine son livre Zéro déchet (Zero Waste Home) par une section “L’avenir du zéro déchet”. Elle y dessine les contours d’une société zéro déchet. Par bien des aspects, le texte a vieilli et ses limites sont devenues patentes. Mais relire ces lignes dix ans plus tard permet de mesurer le chemin parcouru.
Vrac, réemploi, écoconception, tri des biodéchets, mobilités douces : le monde qu’elle décrit est loin d’être encore le nôtre. Mais il n’est plus surprenant. Les principes du zéro gaspillage sont suffisamment banalisés et ancrés pour que sa proposition utopique n’étonne plus. Ce qu’elle décrit ressemble à des choses programmées, en cours, ou mêmes déjà réalisées autour de nous.
En ça la disparition de l’intérêt pour le mouvement “zéro déchet” témoigne non pas d’un échec, mais du fait qu’il devienne peu à peu le milieu idéologique dans lequel nous évoluons. Le zéro déchet est alors partout et nulle part à la fois, il nous imprègne et nous entoure. Il devient invisible aux yeux mêmes de celles et ceux qui suivent sans le savoir ses principes. Il n’y a plus un seul mouvement zéro déchet, mais une multitude de mouvements qui s’en inspirent plus ou moins consciemment.
Ne nous y trompons pas : c’est la situation la plus enviable pour une idéologie. Faire disparaître le mot qui la définit dans l’évidence du sens commun. Dépolitiser son action, pour rendre sa politique encore plus efficace. C’est sur ce genre de fondation que s’établit la violence néolibérale, mais aussi l’essor du masculinisme et des racismes ambiants. Les contrer et les abattre ne prendra pas un chemin différent.
Cet article fait partie d’une série en cours autour du “zéro gaspillage” :
- En finir avec le zéro déchet, une défense du zéro gaspillage
- Pourquoi le gaspillage est politique
- Le zéro déchet est-il secrètement extractiviste ?
- Le mouvement zéro déchet a‑t-il disparu ?
- Pourquoi la sobriété plaît aux riches ?
- Le point de vue zéro déchet (à venir)
- Se sortir d’une écologie coloniale (à venir)
👉 Je cherche un éditeur intéressé pour réunir la série finalisée dans un livre.