Alors qu’il s’oppose au capitalisme et à l’extraction sans fin des ressources naturelles, le zero waste pense de la même façon qu’eux. Le risque : des dérives et une récupération du mouvement. Enquête sur les liens entre zéro gaspillage, ressources et extractivisme.
Le zéro déchet est une histoire de ressources. Il s’agit d’éviter le gaspillage de matières et de ressources naturelles, pour réduire l’impact humain sur la biosphère. Le mouvement s’oppose ainsi à ce qu’on appelle l’extractivisme. C’est-à-dire, selon sa définition la plus courte et la plus générique, à “l’intensification de l’exploitation massive de la nature” (Anna Bednik, 2016).
On aurait d’un côté des pratiques d’exploitation industrielles, et de l’autre un projet de société sobre, ancrée dans la décroissance et le ralentissement. D’un côté ceux qui creusent la terre pour y trouver des minerais, qui cultivent le sol jusqu’à l’épuiser, ceux qui accaparent l’eau, qui polluent l’air… Toutes ces formes d’exploitation à outrance, qui nourrissent une production obsessionnelle et une consommation frénétique. De l’autre, celles et ceux qui veulent recentrer la production sur des besoins réels, diminuer la pression sur les écosystèmes et cesser d’y déverser nos déchets polluants.
Mais les choses sont plus compliquées. Le zero waste est une idéologie récente : elle hérite des façons de penser dominantes de notre époque. Elle partage avec l’extractivisme des aspects communs, alors qu’elle le désigne comme adversaire.
Dans cet article, j’explore les liens entre zéro déchet, ressources et extractivisme. J’essaie de montrer que l’approche zéro déchet comporte des risques de dérives et des limites. Zéro déchet et extractivisme sont sur un même spectre, ils appartiennent à une même famille de pensée. Si on n’y prend pas garde, le mouvement pourrait être déformé, voire récupéré par ses adversaires.
Mon objectif est de mieux outiller celles et ceux qui défendent le zero waste. Les idées changent le monde : elles influent sur nos actions, nos discours et nos projets. S’appuyer sur une idée confuse, mal conçue ou mal comprise provoque des effets concrets.
Les ressources dans le zéro déchet
Pour se convaincre de l’importance des ressources dans le zéro déchet, je propose de regarder ce que écrit Zero Waste France. La principale association dédiée au “zéro déchet, zéro gaspillage” sur mon territoire produit en effet des formations, livres et outils militants sur le sujet.
Dans ses statuts, cette ONG dit agir pour “la préservation des ressources naturelles et la prévention des déchets”. Dans sa vision, elle précise que nos modes de production et de consommation ne sont pas soutenables, “parce qu’ils prélèvent plus de ressources que ce que la planète peut offrir”. Au cours d’un atelier de sensibilisation qu’elle a impulsé, l’association parle de “crise des ressources“1.
L’idée que les ressources sont rares est au cœur du “zéro déchet, zéro gaspillage”. Le mouvement souligne que les sociétés contemporaines reposent sur une illusion : les ressources ne sont pas vraiment abondantes. Notre capacité à répondre à nos besoins est donc fragile, car nous agissons comme si les ressources étaient infinies.
Le zéro déchet propose d’utiliser moins de ressources, de façon plus efficiente et en les répartissant mieux. C’est un projet qu’on peut dire économiciste, au sens où il privilégie une lecture économique du réel, et où l’économie est la discipline qui étudie l’allocation des ressources rares.
Qu’est-ce qu’une ressource ?
Mais qu’est-ce qu’une ressource ? Selon les dictionnaires, c’est un moyen. Le mot désigne tout ce qui peut servir à réaliser un objectif. Il est donc très abstrait, car n’importe quoi peut devenir une ressource. C’est le regard porté sur la chose qui en fait une “ressource”.
Prenez les abeilles. On peut les voir comme des insectes qui vivent librement dans un milieu naturel. Mais on peut aussi y voir un moyen de fournir du miel, de polliniser les plantes, de renforcer la biodiversité ou même d’attirer des touristes. Les abeilles deviennent alors des “ressources” au service d’objectifs extérieurs à elles, posés par des humains.
Penser en termes de “ressource” fait adopter une vision utilitaire du monde. On réduit les choses à ce qu’elles nous apportent, à leur utilité. Leurs autres dimensions et les autres rapports qu’on peut avoir avec elles sont évacués. Dire qu’un être vivant est une “ressource”, c’est occulter qu’il a sa vie, sa complexité et ses intérêts propres. C’est mettre de côté les relations qu’on peut tisser avec lui : émotionnelles (affection, crainte…), esthétiques (beauté) ou autres.
Avec l’idée de “ressource”, on ne garde qu’un schéma réducteur. On a la chose concrète (un matériau, un être vivant, un phénomène quelconque) ; l’individu ou le collectif qui veut l’utiliser (association, entreprise, etc.) ; et l’objectif pour lequel la chose est jugée utile, ce qui la constitue comme un “moyen”.
C’est un cadre de pensée anthropocentrique : il met l’humain au centre de tout. Le philosophe Alexandre Monnin rappelle que les “ressources” renvoient toujours aux besoins humains (Héritage et fermeture, p. 24). Quand on parle de “ressources naturelles”, on désigne en fait la nature, mais pensée comme un moyen pour l’être humain d’accomplir ses projets.
Des ressources à l’extractivisme
Le zéro déchet est donc un mouvement de protection de l’environnement qui n’accorde pas de valeur intrinsèque à la nature. Ce qui donne sa valeur au monde naturel, c’est qu’il peut nous servir. La nature est vue comme une ressource : un moyen disponible, prêt à être exploité.
Parler de “ressource”, c’est déjà se projeter dans l’exploitation future d’une chose, dans le fait d’en tirer profit. Les “ressources” sont là pour servir. On peut les stocker, les économiser, mais l’idée de les consommer reste à l’horizon. C’est pourquoi certains discours prennent des distances avec ce mot et lui mettent des guillemets (Bednik 2016, Monnin 2021). Alexandre Monnin considère même qu’il y a un “extractivisme latent” dans la notion (Héritage et fermeture, p. 26).
Sans aller jusque-là, je veux souligner une continuité entre zéro déchet et extractivisme. L’extraction des “ressources” est légitime pour le zéro déchet. Le problème vient de la quantité et de l’intensité de l’extraction, des pollutions engendrées et des droits humains bafoués. Ce qui est critiqué c’est l’extraction inutile et évitable, celle qui ne sert aucun besoin véritable ou qui conduit à jeter rapidement la matière extraite.
C’est une position intellectuelle extrêmement banale, que certains ou certaines diront même inattaquable. Le zéro déchet s’inscrit en fait dans une logique de prudence. Il juge moins risqué d’éviter un dégât certain que de devoir le gérer après coup, sans garantie de réussite. Son objectif est de protéger la capacité de l’humanité à survivre, à satisfaire ses besoins en exploitant ce qui l’entoure.
Le zéro déchet n’est donc pas un mouvement de “protection” de l’environnement. Il défend notre capacité collective à agir, nos moyens d’action. Ce n’est pas la même chose que de protéger la nature en elle-même, ou bien au nom des droits des êtres qui la composent, ou même en invoquant des croyances religieuses.
Optimiser l’usage des ressources
On peut même voir dans le zéro déchet une approche économique centrée sur l’optimisation, sans grande différence avec certaines pratiques productivistes. C’est particulièrement net quand on regarde le raisonnement que mobilisent les militants et militantes zero waste. Voilà comment il fonctionne.
L’objectif est de satisfaire un besoin en évitant de gaspiller des ressources. On va donc comparer l’impact de plusieurs façons de répondre à ce besoin. S’il me faut un vêtement chaud pour l’hiver, vaut-il mieux l’acheter neuf ? d’occasion ? l’emprunter ? En faire réparer un que j’ai déjà ? L’approche consiste à connaître les impacts2, les comparer, et à rejeter les façons de faire qui gaspillent le plus.
C’est un calcul approximatif, qui amène à classer des options selon la quantité de ressources qu’elles utilisent. Si j’achète du neuf, j’encourage à extraire de nouvelles matières premières. C’est donc moins intéressant que la seconde main, où je “rentabilise” un objet déjà fabriqué. Mais la seconde main aussi peut être critiquée. Elle est parfois moins intéressante que d’autres choix (emprunt, réparation…). Il y a une hiérarchie des options disponibles, qu’on peut dire “plus” ou “moins” zéro déchet.
On est dans une logique d’optimisation. Le zéro déchet ne se limite plus à rejeter le gaspillage : il cherche la meilleure façon d’agir. L’action vraiment “zéro déchet” est efficiente : elle satisfait au mieux le besoin, avec le minimum de ressources. Le zéro gaspillage oscille donc entre la recherche de meilleures solutions (par rapport à l’existant) et la recherche de la meilleure solution (dans l’absolu).
De façon étonnante, le zero waste semble ici rejoindre la méthode de production lean (maigre, sans gras). Au départ développée par Toyota, cette méthode industrielle théorise les types de gaspillage, pour les éliminer. Mais on est très loin d’une vision écologique ou décroissante : la production lean s’intègre dans un monde capitaliste, productiviste et extractiviste. Elle réduit le gaspillage pour intensifier les profits, pas pour sauver la planète.
Un risque de dérive rigoriste
En se focalisant sur les ressources et optimisant leur usage, le zéro déchet s’expose à deux dérives. Il s’agit d’attitudes qui semblent zéro gaspillage, mais qui oublient certains aspects du mouvement. Je vais présenter chacune d’elles et proposer des façons de les éviter. [Suite en page 2]
Notes de contenu
- J’ai participé à beta-tester cet atelier lors d’une pré-version proposée par Zero Waste France. J’ai lu le guide d’animation de l’atelier et l’ai personnellement co-animé cet atelier (une fois) en 2023. ↩︎
- C’est pourquoi le zéro déchet accorde une importance cruciale aux analyses de cycle de vie (ACV). Il s’agit d’études multicritères qui s’intéressent aux impacts écologiques d’un produit ou d’un service, depuis sa conception jusqu’à sa fin de vie (souvent comme déchet). C’est grâce à des ACV qu’on peut dire que l’impact d’un smartphone (par exemple) a très largement lieu avant sa mise en vente, lors des étapes d’extractions des matières, de fabrication, et de transport. ↩︎
- La notion de besoin est importante en zéro déchet, mais elle est très difficile à manipuler. Si on définit “besoin” comme “ce qui est nécessaire à la survie, et dont la non-satisfaction conduit à la mort”, la notion semble trop restrictive. Si on la définit comme “ce qui est nécessaire au fonctionnement optimal d’un système”, on bute sur d’autres problèmes. Qu’est-ce qu’un fonctionnement optimal ? À quoi faire référence pour le déterminer ? Qui décide des critères à utiliser ? Par tailleurs, qui décide que ci ou ça n’est pas un besoin ? La personne qui ressent ce besoin ? Ou quelqu’un d’autre, de façon “objective” ? On gagne probablement à rejeter la notion de besoin et lui préférer d’autres concepts. ↩︎
- Les “5R” sont un outil mnémotechnique qui résume et hiérarchise les actions prioritaires en zéro déchet. Ils consistent dans une liste de cinq verbes d’action, classés du plus au moins important : Refuser, Réduire, Réutiliser, Rendre à la terre et Recycler. On refuse ce dont on n’a pas besoin, on réduit sa consommation, on réutilise ce qui peut l’être, on composte les matières organiques (“rendre à la terre”) et on recycle les matières qu’on ne peut ni réutiliser ni composter. Les 5R ont au départ été conçus par Béa Johnson, qui mettait “Recycler” en avant dernière position. On trouve aussi des variantes avec plus ou moins de R. ↩︎
- En traitant les personnes comme des ressources, on risque de calquer leur traitement sur celui des matériaux inertes. On accepte alors une asymétrie entre des personnes qui décident, posent des objectifs… Et d’autres qui sont comme des biens meubles. C’est le début d’un continuum esclavagiste, dont le statut politique d’esclave n’est que l’aboutissement. Selon la définition (Dictionnaire de philosophie, Christian Godin), l’esclave est celui ou celle qui est la propriété d’un maître. C’est une personne avec qui on refuse d’entretenir un rapport politique, et encore moins un rapport d’égal à égal. Abolir l’esclavage n’a pas fait disparaître l’ambition esclavagiste, et nombre d’attitudes contemporaines sont en continuité avec l’esclavage. En ce sens l’esclavage n’est pas derrière nous, il peut revenir à l’occasion des pénuries et des guerres que nous prépare le chaos climatique. ↩︎