La première dérive serait de transformer le zéro déchet en mode de vie rigide, fondé sur l’injonction à être le plus zéro déchet possible. Ce serait une vision moralisatrice, où l’on appellerait en permanence à choisir l’option “vraiment” zéro déchet, au détriment de tous les choix moins optimaux.
Dans cette dérive, on jugerait illégitimes des demandes qui ne correspondent à aucun “besoin“3. A‑t-on vraiment “besoin” de tout informatiser dans son quotidien, quand on sait l’impact matière du numérique ? de renouveler sa garde-robe, même avec de la seconde main ? de manger de la viande ? Alors qu’elle alimente surtout les émissions de gaz à effet de serre.
Toutes les demandes pourraient être scrutées et contestées au nom d’un idéal ascétique. On mettrait alors l’accent sur le premier R du zéro déchet : le Refus4. Refuser d’agir ou y renoncer serait vu comme le choix le plus économe en ressources. On valoriserait l’idée de “faire sans” ou de “ne pas faire”. Et justement, un discours du renoncement existe déjà, même s’il n’est pas accolé à une logique zéro déchet de façon explicite.
Cette dérive n’est pas spécifique au zéro gaspillage. Beaucoup des mouvements qui proposent un mode de vie sont susceptibles de développer une variante rigoriste. Et par ailleurs, le zéro déchet est plutôt bien équipé pour y échapper. Le discours associatif aide à s’en rendre compte.
Zero Waste France insiste sur le caractère progressif et bienveillant de la démarche zéro déchet. Il s’agit d’agir à son rythme, selon ses capacités et son contexte personnel. Il y a une place pour l’erreur et l’expérimentation. Contrairement à d’autres milieux, le zero waste ne valorise pas la “pureté militante”, cette attitude qui encourage à incarner à la perfection les normes d’un mouvement.
Au contraire, l’imperfection des démarches individuelles est perçue comme une force, qui permet de créer des collectifs plus vastes et plus solides. Il y a même une expression pour ça : “Mieux vaut des milliers de personnes qui font mal du zéro déchet, qu’une poignée qui le font parfaitement”. Il n’y a pas qu’une seule façon de faire du zéro déchet.
En fait, hiérarchiser les actions selon leur usage en ressources ne signifie pas qu’il existe vraiment un seul choix optimum. Et à supposer qu’il existe, rien ne dit qu’on puisse l’identifier comme tel. Allons plus loin : à supposer qu’on identifie un choix “objectivement meilleur”, ça ne justifie pas de stigmatiser celles ou ceux qui ne l’atteignent pas, quelles que soient leurs raisons. On est dans un mouvement qui se veut positif, pas culpabilisant.
Une dérive doublée d’une menace de récupération…
La deuxième dérive consiste à inclure les personnes physiques dans ce qui compte comme “ressource”. On met de côté la valeur intrinsèque des personnes, qui sont réduites à des moyens utilisés par d’autres. Elles deviennent du matériau humain5 : leur fonction est de contribuer à un objectif. Le projet de société zéro gaspillage conduirait alors à une société oppressive, bien loin des idéaux de ses militantes et militants.
Pour optimiser les “ressources” humaines, les organisations pourraient réduire leur personnel, puis l’exploiter intensément (disons jusqu’au burn-out). Elles garderaient l’efficience comme horizon et n’hésiteraient pas à maltraiter puis jeter les “ressources” après usage. Les personnes seraient comme des mines de chair dont on extrait la valeur et l’utilité, en cohérence avec l’exploitation de la nature.
Bien sûr, on peut imaginer l’inverse. Si les personnes sont des ressources, pourquoi ne pas les “faire durer” ? Les “maintenir” en bon état, et les “réparer” si besoin ? Ce serait l’ébauche d’une société du soin des autres. La lutte contre le gaspillage matériel y rejoindrait celle contre le gaspillage humain.
Malgré la bienveillance du projet, on continuerait à penser les personnes d’abord comme des moyens. Les questions de liberté, d’égalité et de rapports politiques resteraient en suspens. Je ne parie pas sur cette option. Nous vivons dans des structures politiques et économiques héritées de la colonisation, de l’impérialisme et de l’esclavage : elles prolongent ces dynamiques plus souvent qu’elles ne s’en écartent.
Et c’est tout le danger de cette deuxième dérive du zero waste : en acceptant les personnes comme des ressources, on facilite une récupération par les dominants actuels. Ils considèrent déjà les personnes comme des gisements de chair, ils s’obsèdent déjà pour l’optimisation. Le zéro gaspillage ne serait qu’un discours de justification de plus, particulièrement cohérent avec leur façon de voir usuelle. Ils pourraient alors défendre une version pervertie du zero waste, qui mimeraient sa structure en s’éloignant de son fond.
Les capitalistes expliqueraient qu’ils veulent protéger les ressources, voire les accumuler – par prudence bien sûr. Pour assurer des ressources aux générations futures, ils proposeraient même de rationner les générations actuelles : la satisfaction des besoins passerait derrière le stockage des ressources “pour plus tard”. Une attitude particulièrement adaptée à la gestion des pénuries… produites par le système économique lui-même.
Austérité subie, ressources accaparées, personnes maltraitées : leur futur ne nous changerait pas beaucoup. La couleur des murs serait plus verte, mais ça ne serait pas la décroissance ou la sobriété. Ce serait une mutation de dernière minute, pour maintenir les logiques mortifères qui nous ont amené à la crise actuelle.
… et des atouts pour y faire face
Face à cette seconde dérive, le mouvement zéro déchet dispose selon moi de deux atouts. D’abord, il complète son intérêt pour les ressources par une importance accordée aux droits humains. Le zéro déchet ne fait jamais des humains des ressources. Ce qu’il souhaite gérer mieux, ce sont les ressources “naturelles”, et plus généralement les ressources “matière”. Il cible des choses inanimées.
Dans la charte d’engagement qui lie Zero Waste France et ses groupes locaux, on trouve des mentions explicites sur le “respect des droits humains”, la prise en compte “des populations les plus défavorisées” et mêmes des “générations futures”. On y rencontre aussi l’ambition d’être un allié pour de nombreuses luttes d’émancipation (féministes, décoloniales, antivalidistes…).
Bref, de quoi éviter une vision utilitaire qui résume les personnes à du matériau. Le tout est complété par une approche non-violente, qui exclut de causer des dégâts physiques ou psychologiques à des personnes humaines.
Deuxième atout, le zéro déchet réfléchit en permanence sur les ressources. Il se demande lesquelles sont à utiliser en priorité, lesquelles doivent être économisées, etc. Il est en bonne position pour refuser d’en exploiter certaines, ou pour rejeter telle ou telle façon de les exploiter. À supposer qu’on accepte de traiter les personnes comme des ressources, le zéro déchet est équipé pour ne pas les maltraiter d’office.
Il y a toutefois une exception. Beaucoup d’animaux sont des personnes non-humaines ou des quasi-personnes, qui disposent de droits. Mais il n’est pas évident que le zéro gaspillage leur épargne le statut de ressource. Comme dit plus haut, le mouvement met les besoins humains au centre de ses préoccupations.
Ces atouts suffisent-ils à écarter les risques ? J’ai des doutes. Considérer les personnes comme des ressources est une position banale, qui s’intègre trop facilement à la logique zéro déchet. Il suffirait d’un rien pour l’accepter, et d’à peine plus pour activer la menace d’une récupération.
Moins extractiviste qu’utilitariste
Au regard de tout cela, peut-on dire que le zéro déchet est secrètement extractiviste ? Je pense que non, pour plusieurs raisons.
La première, c’est que je préfère maintenir un sens étroit à “extractivisme”. L’exploitation massive et industrielle de la nature ne suffit pas à parler d’extractivisme. L’extractivisme, c’est le fait d’intensifier cette exploitation. Or le zéro déchet vise précisément à réduire l’intensité de l’extraction. Il parle certes de “ressources”, mais il veut diminuer la quantité et la fréquence de l’exploitation.
La seconde raison, c’est que l’extractivisme est d’abord ensemble de pratiques concrètes : des chantiers, des machines qui travaillent, des modèles économiques, des exportations, etc. Même si leur soubassement intellectuel peut rejoindre ceux du zéro déchet, ces pratiques n’ont rien à voir avec celles du zéro gaspillage. Elles sont le gaspillage contre lequel le zéro déchet se bat.
Le mot “extractivisme” est plaqué de l’extérieur sur des actions concrètes de destruction massive. C’est un terme militant pour désigner un adversaire. Il correspond moins à une idéologie précise qu’aux conséquences d’une idéologie politique et économique : le capitalisme. La bonne question est plutôt de savoir si le zéro déchet est secrètement capitaliste.
Je pense que non, le zero waste est par définition anti-capitaliste. Mais l’une des forces (ou des faiblesses) du mouvement est précisément de ne pas trancher explicitement la question. Tout mouvement minoritaire qui aspire à l’hégémonie doit pouvoir rallier des soutiens parmi les dominants, et cultiver l’ambiguïté est temporairement un atout.
Par contre, je pense qu’on peut dire sans crainte que le zéro déchet est secrètement utilitariste. C’est-à-dire qu’on y retrouve des éléments prégnants dans la théorie utilitariste : l’importance centrale accordée aux conséquences des actions, l’ambition de maximiser le bien-être global, et l’idée que l’action juste est celle qui produit le plus de bien. Née au 19e siècle, dans des cercles intellectuels où l’économie, la politique et l’éthique étaient pensées en relations étroites, l’utilitarisme est au départ une théorie morale.
Simple à comprendre et hautement adaptable, elle s’est ramifiée en des dizaines de sous-branches et s’est hybridée avec presque toutes les idéologies. C’est l’un des courants de pensée les plus prolifiques, et il a marqué profondément nos sociétés. On rencontre son influence à la fois chez les extractivistes et dans le zéro déchet, pourtant à l’opposé d’un même spectre. Ce spectre, c’est précisément l’utilitarisme qui le dessine. Si j’ai perçu des points communs entre zéro gaspillage et gaspillage extrême, c’est parce que je percevais encore confusément ce qui les unissait : l’influence latente du courant utilitariste.
Des conséquences politiques
Le zéro gaspillage est un projet politique révolutionnaire : il propose de changer en profondeur les façons de produire et de consommer, il imagine une société où les priorités collectives sont inversées par rapport à aujourd’hui. Mais il le fait sur des bases théoriques banales, en s’appuyant sur des concepts si communs qu’il les partage avec ses adversaires.
On peut y voir une force. Il est capable de parler à tous et à toutes, avec un coût cognitif assez faible, c’est-à-dire sans briser les modèles mentaux de ses interlocuteurs et interlocutrices. Il est assez facile d’expliquer à une personne qu’on cherche à protéger des ressources et à lutter contre le gaspillage.
On peut aussi y voir une faiblesse. J’ai suggéré ailleurs d’utiliser le zéro gaspillage comme principe d’union, comme liant entre des luttes d’émancipation. Au regard de cet objectif, le zero waste souffre de trois limites.
D’abord, l’anthropocentrisme peut créer une tension directe avec certains mouvements, qui veulent changer notre regard et reconnaître les intérêts des animaux ou d’éléments naturels (fleuves, etc.). Il s’agit de propositions qui remettent radicalement en cause notre rapport au monde ordinaire.
Ensuite, la vision utilitaire centrée sur les “ressources” peut créer des frictions. Les féministes s’inquiéteront probablement d’une approche où c’est l’utilité des femmes qui justifie qu’on s’intéresse à leurs droits. On pourrait multiplier les exemples, le risque serait le même : freiner ou réduire les convergences militantes.
Les limites du concept de ressource
Enfin, plus profondément, certaines luttes écologiques locales s’ancrent dans le refus de voir un territoire comme ressource. Quand on s’oppose à la destruction d’un village pour forer une mine de lithium, on n’est pas là pour préserver une “ressource”, comme si ce village se résumait à un “tissu économique” ou une “capacité locale de production”.
On défend un lieu de vie : un lieu où des personnes déploient leurs existences et leurs projets, où leurs histoires se construisent. Ces personnes interagissent avec le territoire : elles le modifient, et sont aussi transformées par lui. Elles font partie de son écosystème, au même titre que les éléments naturels (animaux, plantes, etc.).
Un territoire n’est donc pas substituable à un autre, comme le sont souvent les “ressources”. Pour celles et ceux qui y vivent, il n’est pas un “moyen” qui serait extérieur à eux, et qui serait juste prêt à servir. C’est ce qui soutient leur existence, comme le sol d’une scène de théâtre permet aux acteurs de jouer, sans être un décor ou un accessoire. Le territoire rend possible l’action de celles et ceux qui y vivent, il conditionne une partie de ce qu’ils et elles peuvent faire.
La notion de “ressource” ne marche pas pour penser certaines luttes écologistes. On ne peut pas tout voir comme un “moyen” au service d’un objectif. Ou plutôt, en faisant cela, on passe à côté de quelque chose d’important. Aussi puissante que soit l’approche “zéro gaspillage, zéro déchet”, elle mérite donc être complétée par d’autres.
Cet article fait partie d’une série en cours autour du “zéro gaspillage” :
- En finir avec le zéro déchet, une défense du zéro gaspillage
- Pourquoi le gaspillage est politique
- Le zéro déchet est-il secrètement extractiviste ?
- Le mouvement zéro déchet a‑t-il disparu ?
- Pourquoi la sobriété plaît aux riches ?
- Le point de vue zéro déchet (à venir)
- Se sortir d’une écologie coloniale (à venir)
👉 Je cherche un éditeur intéressé pour réunir la série finalisée dans un livre.
Notes de contenu
- J’ai participé à beta-tester cet atelier lors d’une pré-version proposée par Zero Waste France. J’ai lu le guide d’animation de l’atelier et l’ai personnellement co-animé cet atelier (une fois) en 2023. ↩︎
- C’est pourquoi le zéro déchet accorde une importance cruciale aux analyses de cycle de vie (ACV). Il s’agit d’études multicritères qui s’intéressent aux impacts écologiques d’un produit ou d’un service, depuis sa conception jusqu’à sa fin de vie (souvent comme déchet). C’est grâce à des ACV qu’on peut dire que l’impact d’un smartphone (par exemple) a très largement lieu avant sa mise en vente, lors des étapes d’extractions des matières, de fabrication, et de transport. ↩︎
- La notion de besoin est importante en zéro déchet, mais elle est très difficile à manipuler. Si on définit “besoin” comme “ce qui est nécessaire à la survie, et dont la non-satisfaction conduit à la mort”, la notion semble trop restrictive. Si on la définit comme “ce qui est nécessaire au fonctionnement optimal d’un système”, on bute sur d’autres problèmes. Qu’est-ce qu’un fonctionnement optimal ? À quoi faire référence pour le déterminer ? Qui décide des critères à utiliser ? Par tailleurs, qui décide que ci ou ça n’est pas un besoin ? La personne qui ressent ce besoin ? Ou quelqu’un d’autre, de façon “objective” ? On gagne probablement à rejeter la notion de besoin et lui préférer d’autres concepts. ↩︎
- Les “5R” sont un outil mnémotechnique qui résume et hiérarchise les actions prioritaires en zéro déchet. Ils consistent dans une liste de cinq verbes d’action, classés du plus au moins important : Refuser, Réduire, Réutiliser, Rendre à la terre et Recycler. On refuse ce dont on n’a pas besoin, on réduit sa consommation, on réutilise ce qui peut l’être, on composte les matières organiques (“rendre à la terre”) et on recycle les matières qu’on ne peut ni réutiliser ni composter. Les 5R ont au départ été conçus par Béa Johnson, qui mettait “Recycler” en avant dernière position. On trouve aussi des variantes avec plus ou moins de R. ↩︎
- En traitant les personnes comme des ressources, on risque de calquer leur traitement sur celui des matériaux inertes. On accepte alors une asymétrie entre des personnes qui décident, posent des objectifs… Et d’autres qui sont comme des biens meubles. C’est le début d’un continuum esclavagiste, dont le statut politique d’esclave n’est que l’aboutissement. Selon la définition (Dictionnaire de philosophie, Christian Godin), l’esclave est celui ou celle qui est la propriété d’un maître. C’est une personne avec qui on refuse d’entretenir un rapport politique, et encore moins un rapport d’égal à égal. Abolir l’esclavage n’a pas fait disparaître l’ambition esclavagiste, et nombre d’attitudes contemporaines sont en continuité avec l’esclavage. En ce sens l’esclavage n’est pas derrière nous, il peut revenir à l’occasion des pénuries et des guerres que nous prépare le chaos climatique. ↩︎
Crédits & Remerciements
L’image rattachée au billet est une photo de la mine Mir par Staselnik (via Wikimedia Commons). Cet article n’aurait pas été possible sans les relectures de et discussions avec Armie, Marion, Juliette, JB, Solène et Céleste.