Peut-on sauver l’écoconception numérique ?

Entre green­wa­shing et pra­tique de niche, l’é­co­con­cep­tion nous détourne ce qui pour­rait vrai­ment réduire l’im­pact du numé­rique : des mesures poli­tiques, ambi­tieuses, et radicales.

J’ai de plus en plus de doutes sur l’é­co­con­cep­tion. D’un côté, c’est un loi­sir de riches : elle exige des équipes, des moyens, une matu­ri­té orga­ni­sa­tion­nelle et pro­fes­sion­nelle impor­tante. Je parle de la vraie éco­con­cep­tion, qui s’ap­puie sur des com­pé­tences et des pro­fils qui sont, de fait, rares.

De l’autre côté, c’est un terme mar­ke­ting com­plè­te­ment vidé de son sens. Tous les clients et toutes les clientes veulent de l’é­co­con­cep­tion. Tous les pres­tas pré­tendent savoir en faire. C’est un outil de green­wa­shing (ver­dis­se­ment) qui donne au mieux bonne conscience.

La mul­ti­pli­ca­tion des réfé­ren­tiels et des normes n’aide pas (Green IT, Designer éthiques, RGESN, AFNOR 2201, Web Sustainability Guidelines). Il y a main­te­nant 5 stan­dards en concur­rence, selon la blague de XKCD (en anglais).

On a besoin d’un réfé­ren­tiel pour apprendre à ne pas conce­voir. À renon­cer à pro­duire. À faire avec ce qui est déjà là. Le réfé­ren­tiel qui manque, c’est celui pour renon­cer à faire du neuf et à déman­te­ler l’exis­tant inutile.

Le numérique durable est déjà là

Le numé­rique durable n’a pas à être inven­té. Il est déjà là. Le numé­rique le plus res­pon­sable, c’est celui qui est déjà fabri­qué, déjà exis­tant. Le pro­blème n’est pas d’a­voir du maté­riel modu­lable fabri­qué pour un public de niche. C’est de ne pas jeter le maté­riel qu’on a et qui marche déjà.

De la même façon, une nou­velle couche logi­cielle plus légère ou plus éco­nome (KirbyCMS, Gemini, etc.) ne va rien chan­ger. Ces tech­no­lo­gies ne sont com­prises et connues que par une infime mino­ri­té de per­sonnes, au pro­fil rela­ti­ve­ment similaire.

Le numé­rique durable, c’est celui qui est déjà uti­li­sé, maî­tri­sé, et com­pris par un très grand nombre de per­sonnes diverses. Parce qu’il a plus de chances de sur­vivre à une situa­tion de rare­té glo­bale (maté­rielle, éner­gé­tique et en compétences).

Pensez à WordPress. Oui, c’est un moteur de site qui a 2 000 défauts et qu’on peut juger lourd, stu­pide, ce qu’on veut. Mais il fait tour­ner 45% du web. Il y a des dizaines de mil­liers de per­sonnes qui savent en faire quelque chose.

Ce qui fait la soli­di­té d’un pro­duit numé­rique, c’est les gens qui en ont besoin, qui l’u­ti­lisent et le fabriquent. Le ser­vice numé­rique le mieux éco­con­çu n’a aucun ave­nir s’il repose sur 50 per­sonnes hyper-com­pé­tentes. Elles peuvent mou­rir demain, devoir quit­ter leur pays en guerre, être malades, devoir chan­ger de métier…

La réponse est politique, pas technologique

Une consé­quence bizarre ce que je raconte, c’est qu’on pour­rait consi­dé­rer que l’iPhone est un pro­duit durable. C’est un maté­riel stan­dar­di­sé, extrê­me­ment com­mun et très lar­ge­ment distribué.

Mais tant qu’il est contrô­lé par une seule enti­té, fer­mée, pour ses inté­rêts étroits, c’est un actif blo­qué. Pour en faire un vrai pro­duit durable, il faut se débar­ras­ser des règles juri­diques et des idéo­lo­gies mor­ti­fères qui empêchent de se réap­pro­prier cet objet.

On parle d’é­co­con­cep­tion et de numé­rique res­pon­sable parce qu’on n’ose pas pen­ser la révo­lu­tion. On n’ose pas se dire : il y a des pro­duits numé­riques qu’il faut enle­ver des mains de leurs pro­prié­taires actuels. Je parle de pro­duits qui sont par­tout, mais qui ne servent que certains.

Prenez Doctolib. Le sujet n’est pas de for­mer ses équipes au numé­rique res­pon­sable et éco­con­çu. Ce n’est pas d’a­mé­lio­rer leur pro­duit. Le sujet c’est de natio­na­li­ser Doctolib, d’ou­vrir son code et de le trans­for­mer en commun.

De concevoir à maintenir

En se foca­li­sant sur l’é­co-concep­tion, on reste sur un modèle où l’im­por­tant c’est de pro­duire. On pense “fabri­quer”, là où l’en­jeu c’est “main­te­nir”, empê­cher que ça tombe. L’éco-concep­tion valo­rise l’ac­tion et la créa­tion. Ce qu’il nous faut, c’est de l’en­tre­tien : du ménage régu­lier, par­fois de la réparation.

Il nous faut aus­si du col­lec­tif poli­tique. Écoconcevoir dans son équipe, dans sa struc­ture, c’est pis­ser sous la douche. Et les reven­di­ca­tions à por­ter n’ont pas grand-chose avoir le numé­rique. C’est des idées comme “Les infra­struc­tures devraient être cogé­rées avec leurs béné­fi­ciaires, de façon ouverte et transparente”.

Aujourd’hui, l’in­fra­struc­ture numé­rique de nos vies, c’est Alphabet, Meta et Microsoft. Qu’on le veuille ou non, et même pour celles et ceux qui font sem­blant d’y échap­per un peu plus que les autres. Le vrai numé­rique res­pon­sable, c’est de récu­pé­rer ces infra­struc­tures et d’en dépos­sé­der les géants du web.

Ils font suf­fi­sam­ment de mal pour que la bonne façon de faire, ça soit de cou­per le robi­net à la source. En récu­pé­rant leurs actifs, on peut les réorien­ter, les allé­ger et en fer­mer cer­tains (voire beau­coup). Le zéro déchet numé­rique en somme : on fait avec l’exis­tant, mais en le récu­père là où il est. Partout où il est.

C’est un pro­gramme un peu plus ambi­tieux que d’ac­cu­mu­ler les réfé­ren­tiels que des acteurs nocifs pour­ront s’e­nor­gueillir de suivre, tout en ali­men­tant le capi­ta­lisme des­truc­ti­viste et la socié­té de gas­pillage.

Former les pro­fes­sion­nels du numé­rique à l’é­co­con­cep­tion ne change presque rien. Ça per­pé­tue une illu­sion tech­no-solu­tion­niste et un modèle pro­duc­ti­viste, sans remettre en cause les struc­tures de pouvoir.


À lire ailleurs, dans un esprit assez proche : Écoconception de ser­vices numé­riques, et si ça ne suf­fi­sait pas ? de Richard Hanna.