Entre greenwashing et pratique de niche, l’écoconception nous détourne ce qui pourrait vraiment réduire l’impact du numérique : des mesures politiques, ambitieuses, et radicales.
J’ai de plus en plus de doutes sur l’écoconception. D’un côté, c’est un loisir de riches : elle exige des équipes, des moyens, une maturité organisationnelle et professionnelle importante. Je parle de la vraie écoconception, qui s’appuie sur des compétences et des profils qui sont, de fait, rares.
De l’autre côté, c’est un terme marketing complètement vidé de son sens. Tous les clients et toutes les clientes veulent de l’écoconception. Tous les prestas prétendent savoir en faire. C’est un outil de greenwashing (verdissement) qui donne au mieux bonne conscience.
La multiplication des référentiels et des normes n’aide pas (Green IT, Designer éthiques, RGESN, AFNOR 2201, Web Sustainability Guidelines, GR491). Il y a maintenant 6 standards en concurrence, selon la blague de XKCD (en anglais).
On a besoin d’un référentiel pour apprendre à ne pas concevoir. À renoncer à produire. À faire avec ce qui est déjà là. Le référentiel qui manque, c’est celui pour renoncer à faire du neuf et à démanteler l’existant inutile.
Le numérique durable est déjà là
Le numérique durable n’a pas à être inventé. Il est déjà là. Le numérique le plus responsable, c’est celui qui est déjà fabriqué, déjà existant. Le problème n’est pas d’avoir du matériel modulable fabriqué pour un public de niche. C’est de ne pas jeter le matériel qu’on a et qui marche déjà.
De la même façon, une nouvelle couche logicielle plus légère ou plus économe (KirbyCMS, Gemini, etc.) ne va rien changer. Ces technologies ne sont comprises et connues que par une infime minorité de personnes, au profil relativement similaire.
Le numérique durable, c’est celui qui est déjà utilisé, maîtrisé, et compris par un très grand nombre de personnes diverses. Parce qu’il a plus de chances de survivre à une situation de rareté globale (matérielle, énergétique et en compétences).
Pensez à WordPress. Oui, c’est un moteur de site qui a 2 000 défauts et qu’on peut juger lourd, stupide, ce qu’on veut. Mais il fait tourner 45% du web. Il y a des dizaines de milliers de personnes qui savent en faire quelque chose.
Ce qui fait la solidité d’un produit numérique, c’est les gens qui en ont besoin, qui l’utilisent et le fabriquent. Le service numérique le mieux écoconçu n’a aucun avenir s’il repose sur 50 personnes hyper-compétentes. Elles peuvent mourir demain, devoir quitter leur pays en guerre, être malades, devoir changer de métier…
La réponse est politique, pas technologique
Une conséquence bizarre ce que je raconte, c’est qu’on pourrait considérer que l’iPhone est un produit durable. C’est un matériel standardisé, extrêmement commun et très largement distribué.
Mais tant qu’il est contrôlé par une seule entité, fermée, pour ses intérêts étroits, c’est un actif bloqué. Pour en faire un vrai produit durable, il faut se débarrasser des règles juridiques et des idéologies mortifères qui empêchent de se réapproprier cet objet.
On parle d’écoconception et de numérique responsable parce qu’on n’ose pas penser la révolution. On n’ose pas se dire : il y a des produits numériques qu’il faut enlever des mains de leurs propriétaires actuels. Je parle de produits qui sont partout, mais qui ne servent que certains.
Prenez Doctolib. Le sujet n’est pas de former ses équipes au numérique responsable et écoconçu. Ce n’est pas d’améliorer leur produit. Le sujet c’est de nationaliser Doctolib, d’ouvrir son code et de le transformer en commun.
De concevoir à maintenir
En se focalisant sur l’éco-conception, on reste sur un modèle où l’important c’est de produire. On pense “fabriquer”, là où l’enjeu c’est “maintenir”, empêcher que ça tombe. L’éco-conception valorise l’action et la création. Ce qu’il nous faut, c’est de l’entretien : du ménage régulier, parfois de la réparation.
Il nous faut aussi du collectif politique. Écoconcevoir dans son équipe, dans sa structure, c’est pisser sous la douche. Et les revendications à porter n’ont pas grand-chose avoir le numérique. C’est des idées comme “Les infrastructures devraient être cogérées avec leurs bénéficiaires, de façon ouverte et transparente”.
Aujourd’hui, l’infrastructure numérique de nos vies, c’est Alphabet, Meta et Microsoft. Qu’on le veuille ou non, et même pour celles et ceux qui font semblant d’y échapper un peu plus que les autres. Le vrai numérique responsable, c’est de récupérer ces infrastructures et d’en déposséder les géants du web.
Ils font suffisamment de mal pour que la bonne façon de faire, ça soit de couper le robinet à la source. En récupérant leurs actifs, on peut les réorienter, les alléger et en fermer certains (voire beaucoup). Le zéro déchet numérique en somme : on fait avec l’existant, mais en le récupère là où il est. Partout où il est.
C’est un programme un peu plus ambitieux que d’accumuler les référentiels que des acteurs nocifs pourront s’enorgueillir de suivre, tout en alimentant le capitalisme destructiviste et la société de gaspillage.
Former les professionnels du numérique à l’écoconception ne change presque rien. Ça perpétue une illusion techno-solutionniste et un modèle productiviste, sans remettre en cause les structures de pouvoir.
À lire ailleurs, dans un esprit assez proche : Écoconception de services numériques, et si ça ne suffisait pas ? de Richard Hanna.
Image d’illustration : Muntaka Chasant