Pourquoi les écologies de la sobriété échouent-elles à rallier les classes populaires ? Pourquoi séduisent-elles des personnes privilégiées ? Au-delà des considérations sociologiques, on peut interroger la nature même de leur proposition.
Le zéro déchet attire des personnes privilégiées et échoue à rallier les classes populaires. C’est un constat que je fais en tant que membre de plusieurs associations autour du sujet. Dans cet article, je propose une piste d’explication. Elle s’appuie sur la nature même de ce que propose le “zéro gaspillage, zéro déchet”. À savoir : réduire la production et la consommation, pour aller vers une société sobre et juste, qui élimine le gaspillage systémique. C’est une écologie de la décroissance et de la sobriété volontaire.
Mais par construction, ce type d’écologie parle à celles et ceux qui ont le choix. Elle séduit des personnes qui pourraient ne pas être sobres. À l’inverse, elle ne rallie pas des personnes déjà “sobres” malgré elles et qui “n’ont pas le choix”. Pour adhérer à un projet de sobriété volontaire, il y a deux conditions : ne pas être sobre au départ (sinon on ne va nulle part) et avoir la liberté d’agir (sinon ce n’est pas volontaire).
Pour des personnes prises dans des contraintes très fortes, la sobriété ne propose rien d’actionnable. Elle demande de refuser, alors qu’il n’y a pas le choix. De réduire alors qu’il n’y a rien à réduire. De faire avec ce qu’on a déjà, alors qu’on n’a jamais fait autrement.
C’est une proposition imaginée à partir du vécu de personnes privilégiées. Pour ces dernières, adopter la sobriété est l’occasion de reprendre du pouvoir et d’améliorer leurs existences. Elles réorientent leur style de vie, sans pour autant se priver ou diminuer leur satisfaction. Au fond, elles n’adoptent même pas “la” sobriété : elles rejettent certains aspects de la société de consommation, tout en en conservant d’autres. On achète en vrac mais on part en vacances. On se veut “sobre” mais pas “pauvre”.
La situation est différente pour des catégories sociales qui sont exclues d’une part de la consommation, qui n’ont pas les moyens de satisfaire correctement leurs besoins ou de réaliser les projets qui comptent pour elles. Que peut bien vouloir dire le projet d’aller vers “moins” pour des gens qui n’ont déjà pas assez ?
Comment entendre qu’il faut abattre la société de gaspillage, quand certain·es y sont enchaîné·es pour survivre jusqu’à la fin de la semaine ? Livreurs précaires, vendeuses des magasins de fast fashion… la sobriété collective menace directement leurs activités et pourrait empirer leur sort à court terme. Leur place dans une société décroissante reste impensée.
Si le “zéro gaspillage, zéro déchet” attire des personnes plutôt favorisées, c’est aussi parce qu’en général, leur situation économique ne dépend pas immédiatement du maintien de la destruction écologique. Et quand c’est le cas, elles ont la disponibilité (matérielle, temporelle, psychique…) de s’adapter à court ou moyen terme (changement de job, reconversion…).
Sobriété et action
La sobriété renvoie à une idée de mesure, de juste milieu. Elle s’oppose à la fois aux gaspillages extrêmes des plus riches et à l’injustice subie par les classes populaires. En ce sens, l’ambition de justice sociale est ancrée au sein même du projet : il s’agit de faire décroître ceux qui ont trop, tout en améliorant le niveau de vie des autres.
L’idée n’est pas de dégrader les conditions de vie de tout le monde ou de revenir en arrière (la “lampe à huile” et les amish) : c’est d’inventer autre chose. De faire mieux, pour vivre bien autrement. Le projet pourrait alors parler à des classes populaires.
Mais pour leur dire quoi ? Sinon que ce ne sont pas elles le problème. Qu’elles n’ont presque rien à faire, puisqu’elles émettent déjà très peu de CO2e et atteignent presque les objectifs de l’accord de Paris (2 tonnes de CO2e par an et par personne). Que ce qui leur manque, ce sont des infrastructures dont le développement ne dépend pas d’elles : des services publics, des systèmes de consigne, des lieux de réparation abordables…
Si les discours zéro déchet est populaire chez des personnes privilégiées, c’est aussi parce qu’il leur permet de se mettre en action. Il leur donne des choses à faire : des nouvelles habitudes à prendre, des méthodes à intégrer, de nouveaux lieux où aller (magasins vrac, de seconde main, etc.). Il leur permet d’exercer leur agentivité, c’est-à-dire leur capacité à agir sur le monde qui les entoure.
Que faire de ce constat ? Une option est d’abandonner les discours de décroissance, de sobriété volontaire et de zéro déchet quand on s’adresse aux classes populaires. On accepte qu’il s’agit d’une rhétorique inadaptée à ce public. Il ne s’agit pas de renoncer au projet de société global, mais seulement à un de ses discours de légitimation, et encore, uniquement auprès d’un certain public.
Cet article fait partie d’une série en cours autour du “zéro gaspillage” :
- En finir avec le zéro déchet, une défense du zéro gaspillage
- Pourquoi le gaspillage est politique
- Le zéro déchet est-il secrètement extractiviste ?
- Le mouvement zéro déchet a‑t-il disparu ?
- Pourquoi la sobriété plaît aux riches ?
- Le point de vue zéro déchet (à venir)
- Se sortir d’une écologie coloniale (à venir)
👉 Je cherche un éditeur intéressé pour réunir la série finalisée dans un livre.