Pourquoi les écologies de la sobriété échouent-elles à rallier les classes populaires ? Pourquoi séduisent-elles des personnes privilégiées ? Au-delà des considérations sociologiques, on peut interroger la nature même de leur proposition.
Mise-à-jour octobre 2025 : ajout des deux sections finales.
Le zéro déchet attire des personnes privilégiées et échoue à rallier les classes populaires. C’est un constat que je fais en tant que membre de plusieurs associations autour du sujet. Dans cet article, je propose une piste d’explication. Elle s’appuie sur la nature même de ce que propose le “zéro gaspillage, zéro déchet”. À savoir : réduire la production et la consommation, pour aller vers une société sobre et juste, qui élimine le gaspillage systémique. C’est une écologie de la décroissance et de la sobriété volontaire.
Mais par construction, ce type d’écologie parle à celles et ceux qui ont le choix. Elle séduit des personnes qui pourraient ne pas être sobres. À l’inverse, elle ne rallie pas des personnes déjà “sobres” malgré elles et qui “n’ont pas le choix”. Pour adhérer à un projet de sobriété volontaire, il y a deux conditions : ne pas être sobre au départ (sinon on ne va nulle part) et avoir la liberté d’agir (sinon ce n’est pas volontaire).
Pour des personnes prises dans des contraintes très fortes, la sobriété ne propose rien d’actionnable. Elle demande de refuser, alors qu’il n’y a pas le choix. De réduire alors qu’il n’y a rien à réduire. De faire avec ce qu’on a déjà, alors qu’on n’a jamais fait autrement.
C’est une proposition imaginée à partir du vécu de personnes privilégiées. Pour ces dernières, adopter la sobriété est l’occasion de reprendre du pouvoir et d’améliorer leurs existences. Elles réorientent leur style de vie, sans pour autant se priver ou diminuer leur satisfaction. Au fond, elles n’adoptent même pas “la” sobriété : elles rejettent certains aspects de la société de consommation, tout en en conservant d’autres. On achète en vrac mais on part en vacances. On se veut “sobre” mais pas “pauvre”.
La situation est différente pour des catégories sociales qui sont exclues d’une part de la consommation, qui n’ont pas les moyens de satisfaire correctement leurs besoins ou de réaliser les projets qui comptent pour elles. Que peut bien vouloir dire le projet d’aller vers “moins” pour des gens qui n’ont déjà pas assez ?
Comment entendre qu’il faut abattre la société de gaspillage, quand certain·es y sont enchaîné·es pour survivre jusqu’à la fin de la semaine ? Livreurs précaires, vendeuses des magasins de fast fashion… la sobriété collective menace directement leurs activités et pourrait empirer leur sort à court terme. Leur place dans une société décroissante reste impensée.
Si le “zéro gaspillage, zéro déchet” attire des personnes plutôt favorisées, c’est aussi parce qu’en général, leur situation économique ne dépend pas immédiatement du maintien de la destruction écologique. Et quand c’est le cas, elles ont la disponibilité (matérielle, temporelle, psychique…) de s’adapter à court ou moyen terme (changement de job, reconversion…).
Sobriété et action
La sobriété renvoie à une idée de mesure, de juste milieu. Elle s’oppose à la fois aux gaspillages extrêmes des plus riches et à l’injustice subie par les classes populaires. En ce sens, l’ambition de justice sociale est ancrée au sein même du projet : il s’agit de faire décroître ceux qui ont trop, tout en améliorant le niveau de vie des autres.
L’idée n’est pas de dégrader les conditions de vie de tout le monde ou de revenir en arrière (la “lampe à huile” et les amish) : c’est d’inventer autre chose. De faire mieux, pour vivre bien autrement. Le projet pourrait alors parler à des classes populaires.
Mais pour leur dire quoi ? Sinon que ce ne sont pas elles le problème. Qu’elles n’ont presque rien à faire, puisqu’elles émettent déjà moins de CO2e que les autres et s’approchent bien plus des objectifs d’émissions (2 tonnes de CO2e par an et par personne). Que ce qui leur manque, ce sont des infrastructures dont le développement ne dépend pas d’elles : des services publics, des systèmes de consigne, des lieux de réparation abordables… Qu’elles savent déjà ce qu’il faut faire, et qu’elles n’ont jamais fait autrement.
Si les discours zéro déchet est populaire chez des personnes privilégiées, c’est aussi parce qu’il leur permet de se mettre en action. Il leur donne des choses à faire : des nouvelles habitudes à prendre, des méthodes à intégrer, de nouveaux lieux où aller (magasins vrac, de seconde main, etc.). Il leur permet d’exercer leur agentivité, c’est-à-dire leur capacité à agir sur le monde qui les entoure.
Conséquences militantes
Que faire de ce constat ? Une option est d’abandonner les discours de décroissance, de sobriété volontaire et de zéro déchet quand on s’adresse aux classes populaires. On accepte qu’il s’agit d’une rhétorique inadaptée à ce public. Il ne s’agit pas de renoncer au projet de société global, mais seulement à un de ses discours de légitimation, et encore, uniquement auprès d’un certain public. Pourquoi pas ?
On pourrait mobiliser un discours sur le “bon sens”, sur “l’évidence” des pratiques zéro gaspillage. Ne pas jeter des ressources utiles serait la logique même. Faire autrement serait “absurde”, “inefficace” ou “délirant”. On insisterait sur le fait que notre système économique récompense le gaspillage : il combat la justice, le sens commun et la rationalité pour préserver le pouvoir de quelques-uns.
Ce n’est qu’une illustration. L’important est qu’on peut défendre une société zéro gaspillage sans discours sur sobriété volontaire, ni même sur la sobriété tout court. Les discours de légitimation d’une société écologique n’ont pas besoin d’utiliser les mots “décroissance”, “sobriété”, “réduction” ou autre : c’est même l’inverse qui est efficace.
Un projet pour les pays riches
Dans un article précédent, j’ai affirmé que le zéro gaspillage n’était pas “un truc de riches“1. Dans cet article, je défends finalement l’inverse. Cela mérite une précision. Les idéologies de la sobriété attirent des personnes privilégiées au sein de pays et sociétés globalement “riches”. Celles et ceux qui adoptent ces idéologies sont donc doublement favorisés : par leur position dans leur société, et par celle de leur pays dans une hiérarchie mondiale.
Est-ce à dire que les classes populaires de ces pays n’ont pas à décroître ? Non, elles sont aussi concernées. Dans un contexte international d’inégalités intenses, issues de violences jamais réparées, la simple appartenance à un pays “trop” développé procure des privilèges. Leur nature, leur nombre et leurs impacts sont différents selon les classes sociales, mais ils n’en restent pas moins présents.
En ce sens la sobriété politique est bien un “truc de riches” : elle provient de sociétés privilégiées et s’adresse à elles dans leur ensemble. Ce sont les mêmes pays qui ont causé les problèmes, qui développent les idéologies pour les résoudre, et qui doivent s’appliquer à eux-mêmes les solutions.
Mais pour quels résultats ? Selon la militante Audre Lordre, “les outils du maître ne démoliront jamais la maison du maître”. Si la sobriété est un outil de dominants, peut-elle vraiment apporter la justice ? Ou bien est-elle condamnée à reconfigurer la domination ? Pour le sociologue Jean-Baptiste Comby, un projet de société sobre pourrait allier plusieurs classes sociales : la petite bourgeoisie culturelle et une large part des groupes populaires. Ce serait un outil pour que le maître se change lui-même, mais jusqu’à quel point ?
Cet article fait partie d’une série autour du zéro déchet, pensé comme “zéro gaspillage”. La série aborde les préjugés sur le zero waste, interroge ses fondements intellectuels et critique certaines de ses limites ➡️ Voir tous les articles déjà publiés.
Notes
- J’y explique que le zéro gaspillage va contre l’intérêt des habitants et habitantes des pays riches, quelle que soit leur catégorie sociale. Le projet zero waste possède une dimension de justice à l’échelle internationale. J’affirmais alors que des personnes privilégiées vivant dans des sociétés de gaspillage pouvaient difficilement de revendiquer du mouvement. ↩︎
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