Recyclage : le grand enfumage

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L'instrumentalisation de l'économie circulaire

L'industrie de l'emballage jetable et ceux qui en dépendent utilisent le recyclage pour éviter qu'on remette l'existence même de leur industrie et de leurs produits. Le recyclage ne change pas l'industrie, juste sa communication.

Il s'agit d'annoncer des changements positifs mais lointains. On n'en parlera plus ensuite et tout le monde oubliera. Si besoin, on refera de nouvelles annonces du genre. Starbucks est un cas typique : en 2008, ils promettaient que 25% de leurs gobelets seraient réutilisables d'ici 2015. Sans avoir rien changé, ils promettent désormais de passer aux emballages réutilisables... pour 2030.

Le problème n'est pas technique, organisationnel ou logistique : ces délais témoignent de l'absence d'implication de ces marques. Quand il s'agit de s'adapter aux contraintes et délais posés unilatéralement par Amazon sur les emballages, les mêmes marques rivalisent de rapidité pour s'adapter et maintenir leurs profits.

La priorité des industriels semble de gagner du temps, pour retarder toute mesure législative forte et imposer leur calendrier. Coté communication, on prétend être sur la voie d'une transition douce via des démarches volontaires peu ambitieuses. On peut même financer des initiatives citoyennes en faveur du tri. Coté lobbying, on s'oppose à l'arrêt du jetable, voire à la progression du recyclage. L'enjeu est de ne pas changer de paradigme.

Un système mondialisé fondé sur le jetable

Plus largement, le recyclage est devenu l'alibi d'un système de production et de distribution mondialisé, qui s'appuie sur l'usage unique. Sans emballage, impossible de faire voyager les produits très loin et très longtemps, en multipliant les étapes (transport, stockage, manutention) et les acteurs.

L'emballage jetable est un des piliers de ce modèle, dont les conséquences sociales et environnementales sont désastreuses : changement climatique, pression sur la biodiversité, pollutions de l'air et de l'eau. Et tout ça, parce qu'il est aujourd'hui plus "économique" de faire voyager des produits autour du monde que de les produire à côté du lieu de consommation.

Dans ce contexte, le recyclage donne l'illusion que le système est soutenable et que les choses s'améliorent. C'est pourtant faux : on continue de remplacer des produits réutilisables par du jetable, notamment en prétextant la recyclabilité.

Un fût de bière métallique consigné est réutilisable pendant 20 à 30 ans. Il sert des dizaines de fois avant d'être envoyé au recyclage. Mais les fûts en plastiques gagnent rapidement du terrain. Ils sont présentés comme recyclables par les fabricants, mais il n'y aucune filière de collecte ou de recyclage. On gaspille 1 kg de plastique par fût.

L'intérêt ? Pour les brasseries artisanales, c'est l'ouverture sur un marché de l'export jusque là limité (petits volumes de bouteilles non consignées). On retrouve là le lien entre flux mondialisés, industrie du jetable et destruction environnementale.

L'illusion d'un changement de paradigme

Le modèle économique et industriel du recyclage n'est pas en rupture avec l'économie linéaire : il est calqué sur elle et partage les mêmes traits fondamentaux.

La 1re étape du recyclage est l'extraction : l'industrie du recyclage a repris la terminologie de l'industrie minière traditionnelle. On parle de "gisements" de déchets et de "mines urbaines". Il s'agit d'exploiter des ressources qu'on veut abondantes, pas de réduire les déchets.

[En l'absence d'une surproduction de déchets, il n'y a pas de recyclage possible. Il faut des volumes de matières importants pour fabriquer du recyclé. La réduction des déchets et le développement du réutilisable constituent un risque direct pour l'industrie du recyclage, qui verrait alors sa source de matière à recycler se tarir.]

Les déchets-ressources sont ensuite transformés : cela suppose une infrastructure technique lourde, qui appelle un besoin en capital important, qui conduit lui-même à une concentration des activités. Cette concentration va à l'encontre du principe de gestion de proximité des déchets. Le recyclage reconduit la logique de déplacement des impacts environnementaux de nos déchets (cf. impact des processus industriels et du transport).

Les matières recyclées sont par nature plus complexes et plus chères à produire. Le matériau vierge est structurellement plus compétitif.

Dernière étape, le matériau recyclé est mis sur le marché. Il est alors en concurrence directe avec les matières vierges, pour les mêmes débouchés. Sa compétitivité dépend alors du prix des matières vierges [souvent plus simples et moins chères à produire]. L'industrie du recyclage rencontre ici une difficulté.

Prenons le cas du plastique. La matière vierge n'intègre pas l'impact environnemental de l'extraction du pétrole ou du gaz de schiste. Son coût est maintenu artificiellement bas, y compris via l'endettement des plasturgistes. Dans ce contexte, l'usage de plastique recyclé ne peut pas progresser : le recyclé n'est pas compétitif.

Le besoin de volumes

Dernier point, l'économie du recyclage majoritaire reproduit le besoin de volumes qu'on voit dans l'économie linéaire. Il faut des volumes importants et constants (voire croissants) pour assurer la rentabilité. Ce modèle ne fonctionne pas sans une croissance continue, croissance qui conduit à la surproduction.

Le jetable n'est que le prolongement et l'élargissement de la stratégie à l’œuvre dans l’obsolescence programmée. On accélère le renouvellement des objets pour assurer des débouchés à la surproduction. [Pour être franc, je capte pas du tout ce passage].

Ce qui est en cause, ce n'est pas le capitalisme, mais le productivisme dans son ensemble, comme l'explique Serge Audier dans L'Âge productiviste. [Le bouquin fait près de 1 000 pages, donc l'entretien Médiapart est salutaire (aussi dispo en podcast)].

Serge Audier, qui a quand même super bien vieilli depuis mes cours de philo politique. Entretien vidéo (38 min).

La politique du tout-recyclage tente d'allier finitude des ressources et croissance de la production. C'est illusoire à la fois techniquement, économiquement et industriellement.

En réalité, l'industrie du recyclage est à la fois issue d'une surproduction (de jetable) et à l'origine d'une surproduction. De par son modèle économique, elle accentue le problème qu'elle prétend corriger.

4. Sortir de l'ère du jetable

Le recyclage est une illusion et une impasse qui sert à perpétuer un modèle de jetable insoutenable. Il faut tout revoir :

  • l'organisation des filières
  • les politiques publiques de soutien au secteur
  • la communication sur ces sujets

L'idée n'est pas de renoncer au tri ou aux matériaux recyclés, mais de dire la vérité sur le recyclage. Non, il n'assurera pas la soutenabilité de nos modes de production et de consommation. Oui, nous avons besoin de réorienter les financements vers les alternatives au jetable et la préservation des ressources. L'action individuelle ne suffit pas sans organisation collective.

Organiser la fin de l'usage unique

Plusieurs actions peuvent être mises en place pour organiser la fin des produits jetables :

Introduire des quotas de réemploi des emballages qui soient obligatoires et progressifs, pour planifier le remplacement du jetable par du lavable et réutilisables. En doublant cela d'une standardisation des emballages, pour qu'ils soient mis en commun par les producteurs et en rotation sur des chaînes logistiques locales.

Interdire les objets jetables, en élargissant à d'autres usages et pas seulement aux produits jugés problématiques. Exemple : interdire le jetable pour les repas pris sur place dans les fast-foods (prévu en France).

Pour les biens durables, utiliser la loi pour lutter contre l'obsolescence programmée et mieux informer les consommateurs. Exemple : indice de réparabilité prévu par la loi AGEC, obligation de disponibilité des pièces détachées...

Reformer profondément les filières REP et les éco-organismes. En transformant le système de bonus / malus, la gouvernance, le contrôle et l'évaluation des éco-organismes :

  • le système de bonus / malus doit réellement inciter à la durabilité
  • la part des bonus / malus dans l'éco-contribution doit être revue
  • le montant l'éco-contribution doit augmenter
  • les pouvoirs publics doivent être en charge de l'ensemble du processus de décision sur ces questions, à la place des metteurs sur le marché
  • le contrôle sur les éco-organismes doit être renforcé, pour s'assurer que leurs objectifs soient atteints et les sanctions appliquées
  • les sanctions envers les metteurs sur le marché doivent être renforcées, et réellement appliquées

Mais même avec un portage politique fort et des moyens adapté, il y a un risque important qu'une réforme des REP ne suffise pas. La situation monopolistique de certaines filières les met en position de refuser les changements et/ou de dicter les lois censées leur être appliquées.

L'allocation des financements privé ou publics donne un indicateur des priorités actuelles. Alors que les solutions de réemploi et de prévention sont locales, peu chères et portées par de petits acteurs, les investissements vont dans le sens du lourd.

Danone et Nestlé font des annonces en faveur du recyclage. Tandis que les pouvoirs publics investissent dans les centres de tri, tout en lançant des appels à projets à gros budget, taillés pour quelques gros industriels... Au lieu d'allouer des sommes équivalentes à une multitude de petits acteurs.

Une autre approche du recyclage

Même si la priorité doit être à la réduction du jetable et à l'allongement de la durée de vie des objets, le recyclage conserve une importance. Il permet d'éviter l'incinération et l'enfouissement de produits non jetables arrivés en fin de vie après de longues ou multiples utilisations. Dans une nouvelle approche du recyclage il faudrait :

  • Réorienter la recherche

On devrait arrêter de perdre notre temps à développer de nouveaux procédés de recyclages pour des matériaux dont l'avantage environnemental et l'intérêt social est douteux. Il faut concentrer les efforts sur le tri et le traitement de matières et objets facilement et efficacement recyclables... Tout en interdisant l'usage de certains matériaux non recyclables quand ils disposent d'alternatives.

  • Standardiser et simplifier, pour mieux recycler

C'est particulièrement vrai pour les emballages. Avoir un seul type de plastique pour tous les pots de yaourts quelle que soit la marque, systématiquement stocker le sucre et les pâtes dans du carton, restreindre l'usage de colorants et d'opacifiant pour les plastiques, etc.

Des emballages recyclables monomatériaux et homogènes seraient plus simples à trier (pour le consommateur et le centre de tri) et augmenteraient la qualité du flux de matière sortant (moins d'impureté). Ce genre de mesure ne peut avoir lieu qu'avec un portage fort.

  • Prendre en compte les limites du recyclage

La place accordée au recyclage devrait être adaptée à ses limites connues. Selon une étude de l'Université de Boston de 2017, la possibilité de trier et recycler ses déchets induit une surconsommation de ressources.

Autrement dit , on jette plus quand on sait qu'on peut trier. Selon l'étude, les émotions positives liées au recyclage l'emportent sur les émotions négatives liées au fait de jeter. La valorisation sans réserve du recyclage et le message rassurant qui nous dit qu'il suffit de trier ne sont donc pas adaptés.

Le message "Faire de nos déchets des ressources" doit être abandonné et remplacé par son opposé "Ne pas faire de nos ressources des déchets".

Conclusion

Focaliser les efforts individuels et collectifs sur le recyclage relève de l'erreur pure et simple. Ce n'est pas adapté à l'urgence, qui est de préserver nos ressources et de réduire nos déchets à la source. Il faut rééquilibrer les investissements et les efforts, aussi bien publics que privés, individuels que collectifs.

Le "tout recyclage" masque le caractère politique du problème que nous affrontons. Il ne permet pas de faire le lien entre l'omniprésence du jetable et les intérêts économiques qui y sont liés. Il n'interroge pas la logique du capitalisme et du productivisme, qui mène inévitablement à surexploiter nos ressources, à surproduire et surconsommer.

Il faut agir sur le modèle industriel et économique. Si la propriété privée des ressources naturelles et leur libre-échange sur les marchés nous conduisent là où nous sommes, il faut faire reculer ce modèle. Nous avons besoin d'un retour du politique, c'est à dire des débats sur nos priorités comme société, pour redéfinir ce qui peut relever ou non du marché.

L'alternative n'est pas forcément une gestion étatique des ressources. La piste des communs doit être explorée, à différentes échelles géographiques. Il s'agit de modifier radicalement nos rapports aux ressources.

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