Pour l’instant, j’ai un jardin. Bientôt, le déménagement m’enverra en appart, dans une tour, dans une ville où 90% de la population est exposée à un fort îlot de chaleur urbain. Ensuite, des engins de chantier viendront détruire la maison, raser le jardin, tuer ses habitants…
C’est difficile. Quand on vous dit qu’on va démolir l’endroit où vous avez construit votre vie les 10 dernières années, c’est un peu dur. Mais ce qui me rend le plus triste, c’est le jardin. Parce qu’il y a les insectes, les oiseaux, les limaces, toute la vie qu’on a bossé pour accueillir, dans une zone urbaine hostile aux animaux.
Moi je vais aller ailleurs, mais la biodiversité, là, les animaux concrets qui vivent ici, ils vont juste mourir et aller à la benne. La mort et la poubelle. Littéralement. C’est tellement horrible.
Du vert
Par la fenêtre, je vois 50 mètres carrés où s’épanouissent un érable de plus de 10 mètres de haut, un févier d’Amérique à peine plus petit, un érable japonais, un lilas (jamais en fleur), un mimosa (énorme pour son pot) et un lierre qui envahit presque tout le mur d’enceinte.
Il y a aussi des plantes plus petites : le framboisier, les fraisiers, le chèvrefeuille, le magnolia mourant que j’ai passé tant d’années à faire survivre, les 2 hortensias dans leurs pots qui pèsent tellement lourd, les avocatiers qui poussent d’eux-mêmes dans un compost improvisé.
Il y a les plantes dont j’ai pas vraiment le nom : celles du carré potager (100% carré, 0% potager), celle du fond à gauche, le buisson toujours malade qui masque le tronc de l’érable, la plante dont j’ai jamais su d’où elle sortait, à gauche.
Et puis, bien sûr, la glycine presque centenaire. Elle prend appui sur le mur, monte en pergola sur 7–8 mètres carrés, continue sur le toit du garage, monte encore chez les voisins et devient une nouvelle pergola complète à leur étage. En fleurs, au printemps, c’est un peu joli.
Tout ça va disparaître. Peut-être qu’on sauvera l’érable japonais. Probablement les hortensias, alors que franchement, leurs pots sont trop lourds.
Du vivant
Pendant longtemps, les escargots et les limaces venaient sur la terrasse en bois les jours de pluie. Il y en avait tellement que c’était compliqué d’atteindre la porte sans en écraser. On faisait attention, mais la nuit, presque toujours, ça finissait dans un crac. Un bruit affreux, accidentel et coupable.
Et puis on a fait la paix avec les animaux. On s’est mis à composter au fond jardin. Ou plus exactement, à balancer nos restes alimentaires en vrac, cachés derrières les buissons, au pied du mur d’enceinte. Un compost déséquilibré, mais que foutre, il est végétalien.
Les escargots et les limaces ont disparu. On leur avait filé à manger, et c’était quand même mieux que le bois de la terrasse. Désormais, leur résidence principale était près du compost. Les insectes sont arrivés, plus nombreux et plus divers ceux déjà attirés par les fleurs, les feuilles, et les plantes en général.
Il y a les gendarmes, les scarabées pétrole, les petits moucherons, les coccinelles, j’ai même vu une fois une libellule. Bien sûr, à la saison, il y a aussi les abeilles (merci la glycine), les bourdons, et les araignées géantes (celles qui font peur quand elles se mettent dans la douche). Et inévitablement, les moustiques et les puces (le chat témoigne).
Tout ce monde attire les oiseaux. Au cours des années, on a vu un geai, des merles, des corbeaux, des moineaux, des mésanges, des rouge-gorges, des troglodytes mignons, des ramiers, des pies, et même une espèce plus rare, grise, qui niche dans les buissons à mi-hauteur, avec un cri spécifique, mais dont j’ai oublié le nom [edit : c’est une fauvette à tête noire]. Certains habitaient dans le lierre, d’autres dans l’érable (cons de ramiers), beaucoup passaient juste.
Et tout ça, alors que la chatte sort plusieurs heures par jour. De quoi limiter les ardeurs de certains animaux… Quoiqu’en même temps, ça n’a pas stoppé les rats de brièvement s’installer dans le garage (en mangeant les croquettes du chat 🤦♀️).
Destruction
Les contextes urbains denses, c’est juste hostile à la vie. J’adore le béton, hein. La nature me manque pas. Mais en ville, il semble que personne ne veut foutre la paix aux animaux. Leur donner juste l’espace d’exister. D’admettre qu’ils sont là, que c’est normal, qu’ils vont rester, et que c’est pas sale ou un “problème”.
Avec le jardin, j’essayais de lutter un peu contre ça. De donner un espace aux animaux, au vivant, où on n’allait pas les saouler. Où on allait même les aider à survivre. J’ai oublié de parler des fourmis, mais il y a plusieurs fourmilières dans le jardin. Je pense au livre que j’ai toujours pas lu, Zoopolis. L’idée qu’on peut faire société avec les animaux, de faire de la politique en intégrant les non-humains.
Et tout ceux-là qui vont être tués. Les insectes d’abord, comme s’il en restait assez. Les oiseaux ensuite, par ricochet et destruction d’habitat. Pour construire le métro, qui est bien utile, mais qui n’artificialise pas moins les sols. Au contraire, il ajoute sa pierre à l’édifice de la destruction de la biodiversité et du climat.
En plus du jardin, c’est aussi la rue piétonne arborée qui va partir. C’est la place avec les 12 grands arbres de 30 mètres. C’est les jardins des autres. Notamment ceux des immeubles abandonnés, où vivaient à un moment des chats (qui eux aussi passaient dans le jardin).
Des années à bâtir la biodiversité et un cadre accueillant pour des animaux. Je peux même pas leur dire de s’enfuir. On va quitter la maison. Il y aura moins à manger, plus de calme. Les plantes qui s’arrosent vont mourir. Quelques bêtes s’abriteront sûrement là un temps.
Et puis ça sera rasé.
Nos chats regarderont le vide par la fenêtre d’un tour trop haute. Ils ne sentiront plus les odeurs de jardin, n’écouteront plus l’animation de la rue. Il n’y aura plus d’enfants à regarder le chat quand il se pose à la fenêtre. Ils auront juste un cadre de vie pauvre et désolant.
De temps en temps, on les sortira peut-être au parc, pour tenter de compenser. C’est pas la même chose. Ça fait peur le parc. On n’y est pas habitué. Il y a du bruit et du monde, et toutes ces odeurs qu’on ne connaît pas. On y porte le collier et le harnais qui gênent. Alors qu’avant, on avait un petit territoire, rassurant, avec son odeur. Un jardin.
Même jardin, même angle, vu de plus loin. On distingue les feuillages de l’érable, de l’érable japonais, du févier d’Amérique de la glycine et du lierre. Les hortensias en pot bleu sont plus visibles. Sur le carré potager, on distingue une fougère et des fraises, à côté d’un moulin à vent. La terrasse occupe une plus grande partie de l’image. On voit qu’il a plu.