Cet article fait partie d’une série de contenus écrits après les attentats, mais laissé en brouillon et “désarchivés” seulement en 2020. Il s’inscrit à la suite de Après (1), qui était initialement prévu comme un seul article.
Prévenir les proches
Avertir les gens qu’il y a eu un attentat, que tu y étais, que tu vas bien – et, au départ, que tu ne sais pas où est A. – est une expérience étrange. D’abord les gens ne savent pas. Et tu transmet un info très sommaire qui ressemble à :
Il y a eu une fusillade à un concert au Bataclan. On y était avec A. On est en vie, mais on a été séparé.
Même sur le moment, tu comprends que c’est court. Surtout que tu répètes l’histoire à toutes les personnes qui doivent être prévenues. Après ça tu développes, mais l’essentiel, ça tient en 3 phrases.
Peu à peu, l’info se répand et les gens viennent vers toi. Ils ne savent pas que tu es concerné. Ils savent qu’il y a des attentats à Paris. C’est le coup de fil de la tante de province, le mail des amis qui sont à l’étranger… L’échange-type vire au surréel :
– Ça va ? On vient de voir les infos. Vous allez bien ?
– On va “bien”. On était au Bataclan, mais on a pu s’enfuir. On est en vie et pas blessés.
Qui s’attend à cette réponse ? Normalement, tu appelles parce que tu t’inquiètes. Ensuite la personne te rassure : “j’ai passé la soirée à la maison, je vais bien”, “on chez des amis, c’est bon”, “je sors du cinéma, je rentre vite”, etc.
Tout ça sonne bizarre. Mais ça sonne mieux que d’être mort.
Colère, inquiétude, confusion
Je ne suis pas sorti du Bataclan depuis 1h que je commence à voir les problèmes arriver. D’un coté : xénophobie, racisme, stigmatisation, violences, exclusion. De l’autre : le gouvernement va s’en prendre à nos libertés.
Et c’est l’un des premiers trucs que je vais prêcher autour de moi. On a besoin de plus de libertés, plus de justice et de plus d’humanité. On a besoin de prendre à bras le corps les problèmes que personne au pouvoir n’a voulu résoudre depuis 40 ans.
Ce qu’on devrait éviter, c’est de “blâmer la victime”, selon l’expression de philosophie morale. De s’en prendre à ceux qui subissent déjà, et de leur taper un peu plus sur la gueule en trouvant un nouveau prétexte.
De là beaucoup de colère, mais orientée vers la classe politique. Des pauvres endoctrinés avec des kalachnikovs, ça me fait pas si peur. J’ai l’idée débile que si tu les rends moins pauvres et plus éduqués, ils rangent leurs kalach et leurs explosifs.
Par contre des riches corrompus avec des pouvoirs législatifs, pour le coup, ça m’effraie. Surtout armés de novlangue et d’outils de communication. Pour sûr, leurs dégâts ne sont pas les mêmes.
À la police
Après discussion, je finis par prévenir la police de ma situation. J’ai pas vu grand chose, j’ai l’air plutôt bien, mais si dans 6 mois je craque, mieux vaut que je sois recensé comme victime. Mardi soir après 21h, un coup de téléphone me demande de passer Quai de l’horloge.
Mercredi matin. Dans la salle, beaucoup de chaises mais peu de gens. Je raconte mon histoire à l’OPJ, discute avec une psychologue, puis retourne en salle d’attente le temps qu’A. complète sa déposition. Un grand roux barbu entre et s’assied sur l’une des chaises qui traînent 3–4 mètres devant moi.
Il a pas l’air bien. À son allure, je devine qu’il était au Bataclan. Je devrais aller lui faire un câlin. Je peux pas laisser ce type tout seul à attendre qu’un policier le recense et lui demande d’attendre encore, qu’une place se libère aux dépositions.
Nos regards se croisent. On se fixe un instant. Il me demande si j’y étais. C’est oui. Je quitte ma chaise et vais m’asseoir près de lui. Sa souffrance est palpable. Sa façon de bouger, ses yeux rougis, la sueur sur sa peau… même s’il n’est pas blessé physiquement, le traumatisme est là.
Son histoire est triste et terrifiante. Il a perdu son “meilleur pote”. Ils étaient venus à 4 au concert, mais un d’entre eux a été tué. Quand ça a commencé, il prenait des photos au balcon. Il a tout de suite su ce qui se passait. Le bruit des armes, il connaît. Pas un moment il a cru à des pétards.
La suite, c’était d’être barricadé dans un local avec une fille et le bassiste du groupe. La tuyauterie a été touchée. L’eau monte dans la pièce jusqu’aux chevilles… Avant de venir à la police ce matin, il essayait de trier ses photos. Et puis c’était trop difficile…
Un officier arrive pour le prendre en charge.
On se lève et il me prend dans ses bras.
On a en a bien besoin tous les deux.