Ma nuit au Bataclan

#Disclaimer : Ce billet est pour moi, pour mémoire de ce que j’ai vécu sur l’ins­tant. Il est chiant, parle de trucs futiles et raconte ma vie. J’écris pour me sou­ve­nir et c’est (heu­reu­se­ment) pas illus­tré. En bref : j’ai rien vu, j’ai eu de la chance, je suis en vie.

Vendredi 13, mais per­sonne n’a fait la remarque. La jour­née ter­mine et je pars pour le concert. Il est 18 h. Je retrouve A. à Saint-Ambroise, devant East Side Burgers. On mange où ? Je pré­fère man­ger avant le spec­tacle. J’ai explo­ré autour, mais rien ne m’attire.

Pas envie d’at­tendre l’ou­ver­ture d’East Side à 19 h. Trop de bur­gers ces temps-ci, et la pre­mière par­tie est pré­vue à 19 h 30. Ce serait court. On choi­sit le Baromètre, un peu après le Bataclan. Un Mojito in love, un cock­tail du jour, deux can­nel­lo­nis au fro­mage, deux tira­mi­sus. C’est même un peu trop.

Au Bataclan, comme à chaque fois, on met tout dans les sacs et les sacs au ves­tiaire. À nous deux, on a donc ni télé­phone, ni clé, ni CB, ni pièce d’i­den­ti­té. Bien sûr, per­sonne n’a de clés de rab de la mai­son. Dans mes poches : les tickets du ves­tiaire et la place pour les Eagles of Death Metal. Exceptionnellement, j’ai lais­sé ma clé USB. Celle avec ma base de don­née de mots de passe.

Dans la salle

Une fois entrée, direc­tion le bal­con. Autant s’é­co­no­mi­ser. Boules quiès spé­cial musique : mis. Lumière rouge et tout de suite, les White miles. C’est sym­pa, mais pas enthou­sias­mant. Du grunge/punk qui ne crève pas d’o­ri­gi­na­li­té. Fin du set, on des­cend dans la fosse.

Comme à tous les concerts, je me demande si je connais quel­qu’un. J’ai peut-être des amis qui sont là, des gens que je n’ai pas vu depuis long­temps, des gens dont j’i­gnore qu’ils aiment aus­si EODM. Demain soir, j’ap­pren­drai que c’est le cas. Madeleine, avec qui j’a­vais été en hypo­khâgne, était dans la salle.

Comme à tous les concerts, je regarde les gens. Il y a la fille aux che­veux roses et son copain bou­clé qui mâchonnent leurs clopes pas allu­mées en se regar­dant tout sou­rire. Le type avec une coupe afro énorme et une touffe de che­veux blancs au milieu. La fille et son copain juste devant moi. Lui, un peu chauve, elle, une tignasse fri­sée et une robe à pois blancs sur mar­ron (qui sont en fait des car­rés). Le groupe aux visages très expres­sifs, à 3 mètres devant à gauche.

Au bal­con, je repère un gamin avec un casque anti-bruit. C’est abso­lu­ment mignon. Un 10–12 ans que ses parents amènent au concert, mais qui ont pensent à pro­té­ger son audi­tion. Donc, gros casque vert brillant. A. et moi on a un truc pour les parents qui amènent leurs enfants à des concerts. Au Eels (Bataclan encore) on avait croi­sé toute une famille avec le même t‑shirt : trop cool.

Les gens ici me res­semblent. Il y en a des plus jeunes, d’autres plus vieux, mais on se res­semble. J’étais à Metric un mois avant (Bataclan tou­jours), mais c’é­tait pas la même salle. Les gens ici par­tagent mes codes ves­ti­men­taires, des pas­sions qui s’af­fichent sur les t‑shirts… A. dira plus tard qu’ils avaient l’air de gens qui auraient pu être nos amis.

Eagles of Death Metal

21h. Les Eagles sont retard. Pas de beau­coup, mais j’en ai marre d’at­tendre. Je regarde A. et fais sem­blant de m’en­dor­mir. On trompe l’en­nui en jouant à piquer l’autre avec son doigt. Avec les boules quiès, on s’en­tend mal. À cha­cune de mes phrases, A. colle son oreille à ma bouche sans déga­ger ses che­veux. Je manque sys­té­ma­ti­que­ment d’en avoir dans la bouche et on finit par rigo­ler de ça.

Les Eagles of Death Metal arrivent. C’est tout de suite bien. Les gens dansent, bougent en rythme. La musique d’EODM fait cet effet. C’est joyeux. C’est drôle. Ça donne envie de bou­ger et ne pas se prendre la tête. Leur der­nier single donne l’esprit :

Too broke to pay atten­tion bet­ter get you some
When trou­ble’s up I double up on bubble gum
I like to strut my stuff down on easy street
So com­ple­te­ly without com­plexity

Après 2 ou 3 chan­sons Jesse Hughes com­mence à chauf­fer la salle. La musique fait déjà beau­coup, mais on voit le pro­fes­sion­nel. Il sait par­ler à la salle. Il salue le bal­con, il salue la fosse. Il regarde des gens dans les yeux et leur fait des signes. Il jette des média­tors et fait des blagues. C’est maî­tri­sé et ça marche.

La musique reprend, mais régu­liè­re­ment le Hughes conti­nue à chauf­fer la salle. L’ambiance est bonne. On s’a­muse. La fille der­rière moi ren­verse 1/3 de sa bière sur ma che­mise. Puis les titres s’enchaînent en alter­nant ceux qui font bou­ger pour de vrai et ceux où l’on peut se repo­ser. Le groupe sait ce qu’il fait. On est sur un cyle de chan­sons calmes. Save a prayer, une reprise de Duran Duran, vient de finir :

Don’t say a prayer for me now, save it ’til the mor­ning after
No, don’t say a prayer for me now, save it ’til the mor­ning after

On passe à Kiss the Devil. Comme sou­vent chez EODM, le titre est trom­peur. Kiss the Devil n’est pas une chan­son sur le diable. C’est une blague, issue du sur­nom de Jesse Hughes, dit “the Devil”. Quand Hughes chante :

Who’ll love the Devil ?
Who’ll sing his song ?
I will love the Devil and his song

Il parle de lui-même et l’ef­fet comique est réus­si (à mon sens). C’est d’ailleurs un des trucs des EODM : ils sont drôles. Leurs chan­sons font dan­ser et leurs paroles font rires. Second degré, eve­ryw­here. Le concert est excellent. L’un des meilleurs aux­quels j’ai assisté.

Fusillade

Soudain, il y a des bruits de pétards. Ou de fausse mitraillette. Il se passe un truc quelques mètres der­rière moi à droite, près de l’en­trée. La lumière se ral­lume, tout le monde se laisse tom­ber sur le coté. Si ça fait par­tie du show, c’est de super mau­vais goût. En France, à bien­tôt un an des attaques de Charlie Hebdo.

Je suis (pro­ba­ble­ment) allon­gé sur les jambes de quel­qu’un, le visage face au bras ou à l’ais­selle d’un gars. Je tiens deux doigts de la main de ma copine, quelque part à ma gauche. Les gens sont immo­biles. Ma copine me dit qu’elle m’aime et je réponds “Pareil”. Le gars à coté d’elle lui dit de pas bou­ger. Elle m’ex­pli­que­ra après avoir vou­lu enfouir (plus) sa tête pour se protéger.

Je regarde juste devant moi. J’essaie pas de regar­der plus loin ou de voir ailleurs. Ça dure trop long­temps, ça peut pas être le spec­tacle. Il y a d’autres tirs. Je sens la peur dans ses doigts de mon amie. J’ai tou­jours du mal à y croire. Le bruit des balles, je ne sais pas ce que c’est.

Sur le coup, je ne réa­lise pas que mes boules quiès atté­nuent les sons. Mon rhume de lun­di n’est pas pas­sé : je ne sens pas la poudre. Je ne suis pas col­lé au sol : je ne remarque pas les vibra­tions. Tout ce qui pour­rait me pani­quer pour de bon, à ce moment là, je le res­sens pas.

Je com­prends qu’il y a des tirs au bal­con. Je ne peux rien faire. Si je bouge, je me tue. Et je risque de faire tuer les gens autour de moi. Ma seule option : res­ter là, à regar­der ce bras auquel je colle mon visage. Si ça tire dans ma direc­tion, je meurs et je ne peux rien y faire. Fin.

Je n’ai pas peur. Un mélange d’in­cré­du­li­té et de stoï­cisme me pro­tège. Je ne res­sens rien. Je suis là, cou­ché, à regar­der devant moi, et c’est la seule chose que je peux faire. Principe stoï­cien : il n’y a pas à s’in­quié­ter pour ce qui ne dépend pas de nous. Et là, ma vie ne dépend plus de moi.

Un truc semble rebon­dir sur le haut de mon dos à droite. Comme une douille de balle en caou­tchouc. Je me dis encore : “Ça peut pas être vrai”. Dans une heure, je vais com­prendre. Du sang a écla­bous­sé ma che­mise. Dans une jour­née, je vais me dire : “J’ai pas regar­dé der­rière moi. Je sais pas ce qu’il y avait der­rière moi. Qui a été tou­ché, à quelle distance”.

Courir

À un moment, A. me dit “Il tire dans notre direc­tion !”. La chro­no­lo­gie n’est plus très nette. Il y a des tirs. Des bruits qui res­semblent à quel­qu’un qui recharge. Et beau­coup de silence. Je n’en­tends pas de cris. Tout ça est irréel. On pour­rait être dans ces per­for­mances artis­tiques où les gens se couchent ensemble sur le sol. Les gens qui sont là témoignent d’un tel contrôle.

Quelqu’un hurle “cour­rez” ou “fuyez” près de l’is­sue de secours à gauche de la scène. J’ai déjà repé­ré cette issue. Au début de l’at­taque, les gens ont avan­cé dans cette direc­tion. Puis on s’est tous cou­chés : ça évite de pié­ti­ner quel­qu’un ou les mou­ve­ments de foule qui écrasent des gens et n’ap­portent rien.

Je me lève et je com­prends. À 2–3m devant moi à gauche, il y a des corps et du sang. Du sang rouge car­too­nesque, à faire pas­ser la série B pour des films réa­listes. Il y a au mini­mum 6 corps devant moi, peut-être 8 ou 10. Je dois m’é­car­ter sur la droite pour ne pas mar­cher des­sus. On court vers la scène.

Il paraît que je tré­buche et que ma copine me sou­lève par la che­mise pour que je conti­nue. Je ne m’en sou­viens pas. A. me dit “Si ça se trouve, c’é­tait même pas toi. Et on s’en fout”. Ouais. On s’en fout que ce soit moi ou un autre qu’elle ai aidé à se rele­ver et à s’en sortir.

Arrivé près de la scène, on retombe tous. Je ne sais pas pour­quoi. Je me dis qu’il doit y avoir une nou­velle menace. Je suis à gauche de la scène, sur la zone métal­lique adjointe à la bar­rière de sécu­ri­té. Quelques années plus tôt, c’est là que j’ai trou­vé le t‑shirt que je porte ce soir là. Un t‑shirt neuf à l’effigie d’Eagles of Death Metal, per­du par son ache­teur légi­time. Un type qui est peut-être dans la salle.

Se rele­ver semble dan­ge­reux, mais ram­per reste pos­sible. La sor­tie est proche. À un mètre devant moi, à la même alti­tude, des cadavres. Ramper n’est pas ras­su­rant. On est une sur­face d’ex­po­si­tion aux balles bien tôt grande et bien trop lente. La fille devant moi avance et je la suis. On quitte la zone métal­lique et on peut enfin se relever.

J’évite de mar­cher sur les gens. Morts ou pas. La sor­tie est à une fou­lée de marches, dans un esca­lier qui des­cend vers une série de portes bat­tantes. Devant moi les gens semblent tom­bés à quatre pattes dans leur fuite. Ils sont peut-être même morts ou tom­bés du bal­con. Sans chro­no­lo­gie nette : bous­cu­lade, je bon­dis à la sor­tie des esca­liers et perd mes lunettes.

Je passe à droite par une porte bat­tante, puis par une autre. Dehors. J’enlève mes boules quiès. On est sor­tis. Non, je suis sor­ti. Où est ma copine ? Je lève les yeux. Putain, il y a des gens accro­chés à la cor­niche des fenêtres. La fenêtre ouverte à l’é­tage : on peut tirer sur nous depuis là. Je regarde une seconde si je vois ma copine. Je vois trop vite, trop flou. Rien.

Choisir

Si A. est en vie, elle com­pren­dra ce que je vais faire. Sans clés, sans tél, sans thune, sans pass navi­go : je vais chez mes parents, c’est juste à coté. Gauche toute, je remonte la rue en cou­rant. Si A. est en vie. Si A. est en vie. La ques­tion va me han­ter les 25–35 pro­chaines minutes.

Dans les rues, d’autres res­ca­pés. Plus je m’é­loigne, moins je suis en dan­ger. Tout en avan­çant, je prends ma tête dans mes mains. Je hurle le nom de ma copine et des phrases que j’ai oublié. J’ai lais­sé ma copine. J’ignore si elle est morte ou vivante. La fille qui par­tage ma vie. Je l’ai peut-être lais­sé morte der­rière moi.

Trouver un télé­phone. Je tra­verse le parc et reprend le bou­le­vard Voltaire. East Side a fer­mé. Je conti­nue à hur­ler des trucs en rap­port avec l’ab­sence de A. À un moment, il y a un type à ma hau­teur. Je lui demande s’il y était. C’est oui. Il est sans nou­velle de son pote. Il me prête son téléphone.

Ma mère ne répond pas. Je ne connais pas le fixe, et j’ai oublié le numé­ro de mon père. Ma mère ne répond tou­jours pas. On conti­nue à mar­cher et par­ler un peu avec le gars. Après l’é­glise de Saint-Ambroise, il part vers la gauche et je conti­nue bou­le­vard Voltaire.

Je crie des trucs qui expriment mon angoisse d’a­voir per­du A. Les gens autour com­prennent de moins en moins. On est trop loin. Ils ne savent pas. Je suis juste un taré de plus qui parle tout seul et trop fort. Place Voltaire. Devant McDo, j’interpelle les gens qui attendent de tra­ver­ser. Ils savent ?

Oui, et il y a un mec qui traîne encore dehors. Oh merde. Quitter la rue. Vite. Je tente d’a­voir le bus. Tant pis. Rue de la roquette ? Petites rues ? Va pour là où il y a du monde. J’y suis presque. L’immeuble de mes parents, leur étage est éteint. Faîtes qu’ils soient pas à la cam­pagne. Au pire, les voi­sins du des­sus sont là.

Téléphoner

Le code de porte. Il est dans mon télé­phone. J’ai encore oublié ce fou­tu code de porte. Le res­to liba­nais d’en face est fer­mé, mais il y de la lumière. Le mec me connaît. Et la der­nière fois que j’ai été agres­sé, c’est eux qui m’ont accueilli. J’explique vite. Il y a eu un atten­tat, j’y étais, j’es­saie de joindre mes parents.

Ma mère répond ! J’ai besoin que tu des­cendes tout de suite. Tout de suite. Je remer­cie le liba­nais et rejoins l’im­meuble. Forcément, main­te­nant je me sou­viens du code. Je retrouve ma mère dans le hall en pyja­ma. J’explique vite, mais j’angle sur mon objec­tif. Contacter la mère de A. immé­dia­te­ment. Avoir Sylvie, la seule per­sonne que A. aura appe­lé si elle est en vie.

Je suis en sécu­ri­té. L’angoisse d’a­voir lais­sé A. m’en­va­hit pour de bon. Le temps que ma mère trouve le numé­ro et j’ap­pelle. À l’autre bout de la ligne, Sylvie n’a pas eu de nou­velles. Je m’é­croule genoux au sol. Je dois lui expli­quer. Si je dois expli­quer à Sylvie ce qui arrive à sa fille, c’est qu’elle ne l’a pas eu, si elle ne l’a pas eu…

J’explique et rac­croche. Si tu as A. au télé­phone, rap­pelle-moi. Je suis par terre, en pleurs, le télé­phone m’est tom­bé des mains. C’est le pire moment de la soi­rée. J’ai sur­vé­cu à une fusillade, mais ce qui m’af­fecte c’est d’a­voir lais­sé ma copine. De pou­voir l’a­voir per­due pour de bon.

Moins d’une minute plus tard, le télé­phone sonne. A. est vivante. Vivante et en sécurité.

Pour moi, cette par­tie de la nuit s’achève.

#Àsuivre dans le(s) prochain(s) billet(s) : pré­ve­nir tout le monde, ne pas regar­der la télé, regar­der la télé, la nuit jus­qu’au retour de A. et peut-être quelques réflexions [màj 20/11/15 : c’est là].

[màj 2016 : voir la caté­go­rie bata­clan du site]

[màj 20/11. Un détail que je rajoute avant d’ou­blier. À un moment, dans la salle, je me relève et je regarde ma main. J’ai tou­ché quelque chose d’é­trange, d’é­pais, et d’un peu liquide. Sur l’an­nu­laire de ma main droite, j’ai une moi­tié d’empreinte digi­tale cou­verte de sang. Une petite dia­go­nale des­sine un tri­angle rouge au bout de mon doigt. En quan­ti­té, presque rien. Mais ça n’est pas rassurant.]