La domination blanche (fiche de lecture)

Les blancs dominent-ils volontairement ?

De façon très gros­sière, on peut sépa­rer un anti­ra­cisme moral et un anti­ra­cisme poli­tique. Le pre­mier insiste sur l’as­pect moral du racisme : la repré­sen­ta­tion ou l’acte raciste engage la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle. L’intention des per­sonnes compte. À l’op­po­sé, l’an­ti­ra­cisme poli­tique se débar­rasse des inten­tions : ce qui est raciste, c’est ce qui contri­bue à repro­duire des inéga­li­tés raciales. Peu importe ce qu’a vou­lu faire la personne.

Le concept d’i­gno­rance blanche per­met de repen­ser inten­tion­na­li­té et racisme dif­fé­rem­ment. La domi­na­tion raciale pro­duit des façons de voir et de se com­por­ter qui court-cir­cuitent la ques­tion des inten­tions. [On est raciste qu’on le veuille ou non, quelles que soient nos inten­tions, parce qu’on évo­lue dans une struc­ture raciste, qu’on par­ti­cipe à main­te­nir et faire fonc­tion­ner (je recons­truis ex-nihi­lo, je trouve le texte très peu clair)].

Mais jus­qu’où décons­truire l’in­ten­tion­na­li­té du sujet raciste (p. 99) ? Une phi­lo­sophe comme Shannon Sullivan (lien en anglais) va jus­qu’à dire que le racisme pro­vient sou­vent d’une “igno­rance de bonne foi”. Pour elle, dis­si­per cette igno­rance éli­mi­ne­rait le racisme… Une vision qui sous-estime cer­taines formes de racisme très ratio­na­li­sées [et qui semble aban­don­ner toute res­pon­sa­bi­li­té de la per­sonne raciste].


Ça rejoint ce qu’on appelle l’in­tel­lec­tua­lisme moral. Autrement dit : nul n’est méchant volon­tai­re­ment. Quand on connaît ce qui est bien, on fait le bien. Quand on fait le mal, c’est qu’on se trompe sur ce qui est bien. C’est une thèse qui existe depuis la Grèce antique, où Socrate sou­te­nait ce genre d’i­dée. À l’in­verse, cer­tains et cer­tains pensent qu’on peut connaître ce qui est mal et le faire quand même.


Comment conci­lier une pen­sée où l’as­pect struc­tu­rel du racisme pré­vaut, avec l’i­dée que les sujets racistes ont quand même une res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle ? C’est là où inter­vient l’i­dée d’i­gno­rance blanche. Elle per­met de se déta­cher de la ques­tion de l’in­ten­tion­na­li­té, qui est trop glis­sante pour les sciences sociales, et qui enferme l’an­ti­ra­cisme dans des faux pro­blèmes (p. 100).

Maxime Cervulle affirme que la notion d’i­gno­rance blanche des­sine un sujet de la domi­na­tion raciale qui est tra­ver­sé par une igno­rance sociale consti­tu­tive. Cervulle dit que détour­ner le regard, être atten­tiste, et se taire sont des pra­tiques consti­tu­tives de la blan­chi­té. Ce sont ces pra­tiques ordi­naires, où incons­cience et conscience se mélangent, qui repro­duisent la domi­na­tion blanche.

Comprendre les pratiques, oublier l’intention

Faute de démê­ler une inten­tion, on peut com­prendre com­ment ces pra­tiques sont apprises et inté­rio­ri­sées. On étu­die les socia­li­sa­tions, c’est-à-dire les façons dont des indi­vi­dus sont façon­nés par leur entou­rage et la socié­té dans laquelle ils vivent (p. 100). Aux États-Unis (période Jim Crow), les enfants ame­nés à des lyn­chages par leurs parents acqué­raient un “savoir racial” et un sens de leur iden­ti­té blanche. Ailleurs, on constate que les enfants blancs inté­rio­risent vite qu’ils peuvent repré­sen­ter quelque chose d’u­ni­ver­sel. Ils asso­cient aus­si à la non-blan­chi­té des sen­ti­ments et valeurs négatives.

On peut aus­si mobi­li­ser le concept d’habi­tus, c’est-à-dire un ensemble de dis­po­si­tions à agir et à pen­ser. Des socio­logues pensent que l’au­to-ségré­ga­tion des blancs pro­duit le déve­lop­pe­ment d’un habi­tus blanc, une façon de voir et d’a­gir spé­ci­fique aux blancs. Les tra­vaux qui pensent en termes de socia­li­sa­tion et d’ha­bi­tus cherchent à com­prendre comme la posi­tion blanche est (re)produite, et comme les pra­tiques quo­ti­diennes des indi­vi­dus ren­forcent l’ordre racial.

Une étude auprès de femmes blanches habi­tant le quar­tier de la Goutte d’or à Paris illustre ça (p. 104). Dans leur dis­cours, ces femmes valo­risent la mixi­té sociale et raciale du quar­tier. Mais en pra­tique, elles fré­quentent des espaces presque uni­que­ment blancs. La pré­ser­va­tion d’un entre-soi blanc peut s’ob­ser­ver leurs pra­tiques de consom­ma­tion d’alcool. 

Les femmes de l’é­tude ne fré­quentent pas les cafés magh­ré­bins. Elles disent s’y sen­tir mal à l’aise, car on n’y sert pas d’al­cool et qu’il n’y a que des hommes à l’in­té­rieur. Mais elles ne vont pas non plus dans les lieux fré­quen­tés par des hommes sub­sa­ha­riens. Elles trouvent que les sub­sa­ha­riens sont trop bruyants et qu’ils ne “savent pas boire”. La consom­ma­tion d’al­cool est per­çue à tra­vers un prisme racia­li­sé, qui stig­ma­tise les mas­cu­li­ni­tés non-blanches. Le résul­tat est un entre-soi blanc.

Remettre en cause l’existence des catégories raciales

Pour la mili­tante Mélusine, le concept de pri­vi­lège blanc empêche de remettre en ques­tion l’exis­tence même des caté­go­ries raciales. Le pri­vi­lège est quelque chose qu’on détient, dont on peut espé­rer se défaire. Ce n’est pas quelque chose qu’on est. Définir le pri­vi­lège blanc comme un ensemble de res­sources déte­nues exclu­si­ve­ment par les blanc·hes, c’est impli­ci­te­ment natu­ra­li­ser l’exis­tence des blanc·hes. On donne l’im­pres­sion que les per­sonnes blanches pré-existent aux avan­tages qu’elles tirent de la domi­na­tion, qu’elles pour­raient perdre leurs “pri­vi­lèges” et conti­nuer d’être blanches après ça.

C’est l’in­verse d’une posi­tion construc­ti­viste et rela­tion­nelle, où le groupe des blancs n’existe qu’à l’in­té­rieur du sys­tème de domi­na­tion. Il n’y a pas de per­sonnes blanches et de per­sonnes noires indé­pen­dam­ment de rela­tions de pou­voir qui créent ces deux groupes. Autrement dit : les blanc·hes n’existent pas en dehors du racisme (p. 107). On voit que le racisme n’est pas juste une injus­tice morale ou un avantage. 

Mais cette ana­lyse en termes d’habi­tus et de socia­li­sa­tion ne doit pas faire croire que tout est figé. L’habi­tus n’est pas com­plè­te­ment immuable, et il ne peut pas tout. La socia­li­sa­tion [pri­maire] n’empêche pas le libre arbitre des indi­vi­dus. Des socia­li­sa­tions secon­daires et un peu de réflexi­vi­té per­mettent aux gens de se transformer.

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