La domination blanche (fiche de lecture)

Chapitre 4 : Que font les blancs et les blanches ?

Même si les inéga­li­tés raciales pros­pèrent grâce à des rou­tines ordi­naires, il y a aus­si des actions mal­veillantes. Les atten­tats racistes [d’ex­trême droite] en sont un exemple, bien qu’ils soient excep­tion­nels. Dans ce der­nier cha­pitre, les autrices s’in­té­ressent au rôle poli­tique des majo­ri­tés blanches dans le racisme contem­po­rain. L’identité blanche peut être inves­tie de dif­fé­rentes signi­fi­ca­tions poli­tiques : supré­ma­cisme blanc chez certain·es, ten­ta­tive de mettre à dis­tance ou de décons­truire la blan­chi­té chez d’autres.

Suprémacistes

La sec­tion sur les supré­ma­cistes raconte à gros traits l’his­toire de pen­sées d’ex­trême-droite (p. 115). On part de 1735 avec la pre­mière clas­si­fi­ca­tion sys­té­ma­tique des “races” humaines. On passe en 1853–1855, avec l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau. Puis au nazisme et aux formes plus contem­po­raines de toutes ces théo­ries, dont Éric Zemmour et Renaud Camus.

Les dis­cours des supré­ma­cismes actuels pensent moins expli­ci­te­ment la race comme une réa­li­té bio­lo­gique (p. 117). Mais l’i­dée d’une pure­té raciale et d’une iden­ti­té blanche supé­rieure est tou­jours là. Il y a tou­jours une menace exis­ten­tielle et civi­li­sa­tion­nelle contre leur groupe. L’ennemi prin­ci­pal n’est plus juif ou asia­tique : il est musulman.

L’ouvrage consacre plu­sieurs pages au “grand rem­pla­ce­ment” (p. 119) ima­gi­né par Renaud Camus. Camus nomme assez peu la majo­ri­té blanche qu’il veut défendre, mais son dis­cours est très proche des poli­ti­sa­tions défen­sives de l’i­den­ti­té blanche. Des visions qui s’op­posent à une sup­po­sée injonc­tion à repen­tance et à la culpabilité.

On passe ensuite à une sorte de grands jalons de la pen­sée raciste contem­po­raine en France spé­ci­fi­que­ment (p. 121). En 1983, un livre de Pascal Bruckner parle de culpa­bi­li­sa­tion et de racisme anti-blancs. En 2005, une péti­tion pour dénon­cer le déni de la gauche face à des attaques anti-blancs… péti­tion ini­tiée par des sio­nistes de gauche et Radio Shalom. En 2012, des asso­cia­tions anti-racistes (la Licra et le MRAP) parlent encore de racisme anti-blancs. Tout ça retrace le par­cours de dif­fu­sion et de bana­li­sa­tion des idées supré­ma­cistes blanches, qui trouvent aus­si bien des mani­fes­ta­tions vio­lentes que des expres­sions politiques.

Désinvestis

On a vu ceux qui affirment leur iden­ti­té blanche et veulent la défendre, avec leurs angoisses asso­ciées. Mais il y a aus­si les blancs et blanches s’en dés­in­ves­tissent : qui veulent igno­rer ou effa­cer leur condi­tion blanche. 

Dans les socié­tés occi­den­tales à majo­ri­té blanche, la blan­chi­té se construit comme une norme hégé­mo­nique, qui devient presque invi­sible. Les per­sonnes blanches ignorent qu’elles sont blanches, comme les pois­sons ignorent qu’ils sont dans l’eau. Mais jus­qu’à quel point ? Certaines situa­tions confrontent les blanc·hes à leur sta­tut : vio­lences poli­cières, débats sur l’an­ti­ra­cisme, pré­sence de per­sonnes raci­sées (p. 128). Les blancs ne peuvent pas à la fois domi­ner comme blancs et tota­le­ment igno­rer qu’ils sont blancs.

Admettre leur blan­chi­té met les per­sonnes blanches en dif­fi­cul­té. Si elles sont avan­ta­gées parce que blanches, elles ne sont pas plei­ne­ment res­pon­sables de leurs réus­sites… Mais elles sont res­pon­sables de leurs échecs. L’idéal méri­to­cra­tique auquel elles adhèrent (sou­vent) se trouve fra­gi­li­sé. Et en plus, l’i­den­ti­té blanche est asso­ciée des élé­ments néga­tifs : la vio­lence et la domi­na­tion raciale.

À l’op­po­sé de cette invi­si­bi­li­sa­tion, assez pas­sive, il y a des dés­in­ves­tis­se­ments actifs. Les per­sonnes vont faire des efforts pour s’é­car­ter de leur condi­tion blanche, pro­duire des déné­ga­tions. C’est un spectre qui va de “Oui, il y a des avan­tages à être blanc… Mais per­son­nel­le­ment je n’en ai pas béné­fi­cié” à “Je ne suis pas (vrai­ment) blanc”. On met a dis­tance les avan­tages à être blanc·he… Ou car­ré­ment l’i­den­ti­té blanche elle-même.

Le renouveau ethnique

Ce der­nier cas a été docu­men­té avec le phé­no­mène des white eth­nics (eth­niques blancs) et du renou­veau eth­nique aux États-Unis. À par­tir des années 70, certain·es blanc·hes vont inves­tir une iden­ti­té alter­na­tive : natio­nale, régio­nale ou eth­nique. On n’est pas blanc : on est ita­lien, irlan­dais, slave, grec, etc. (p.129).

Il s’a­git de rabattre l’i­den­ti­té blanche sur l’i­den­ti­té White Anglo-Saxon Protestant (Blanc d’o­ri­gine pro­tes­tante ou WASP). Le moindre aspect mino­ri­taire per­met alors de se déso­li­da­ri­ser des blanc·hes et de se décul­pa­bi­li­ser de leurs crimes. Des per­sonnes blanches vont expli­quer que leurs ancêtres n’é­taient pas anglo-saxons, ou pas pro­tes­tants : ils n’ont donc jamais fait par­tie des oppres­seurs. C’était des oppri­més eux-aussi.

Cette stra­té­gie est par­ti­cu­liè­re­ment mar­quée dans les années 2000, où la géné­tique va per­mettre de faire ana­ly­ser son ADN par des socié­tés comme 23andMe (p. 132). Des per­sonnes blanches vont alors re-bio­lo­gi­ser leur iden­ti­té en se décou­vrant “10% sub-saha­rienne” ou “5% juive” (sic).


En France, une émis­sion d’Arrêt sur Images de 2018 illustre à la per­fec­tion cette atti­tude. L’équipe n’ayant pas réus­si à invi­ter de femmes, le pla­teau est appa­rem­ment com­po­sé uni­que­ment d’hommes blancs. S’ensuit une réflexion sur son manque de diver­si­té. Mais une des per­sonnes invi­tées conteste : elle n’est ni un homme (car non-binaire), ni blanche (car à moi­tié liba­naise). L’origine liba­naise (même par­tielle) sert à se mettre à dis­tance du groupe dominant.


Un déni qui sabote l’antiracisme

Ce déni de blan­chi­té va jus­qu’à miner des actions anti­ra­cistes. Lors d’un stage de sen­si­bi­li­sa­tion en contexte pro­fes­sion­nel, les for­ma­teurs demandent de consti­tuer deux groupes : blancs et non-blancs. Des per­sonnes blanches vont alors refu­ser de rejoindre le groupe des blancs, arguant sans en démordre qu’elles ne sont pas blanches (p. 133).

Ici, la blan­chi­té est vue à tort comme un sen­ti­ment d’ap­par­te­nance ou une auto-iden­ti­fi­ca­tion. Mais c’est l’as­si­gna­tion au groupe blanc par les autres qui compte : si toute ta vie, en toute cir­cons­tance, les autres te prennent pour un·e blanc·he, ton opi­nion sur toi-même n’a que très peu d’ef­fets concrets. [Note que les autrices n’a­bordent pas le pas­sing blanc].

Celles et ceux qui mettent à dis­tance leur blan­chi­té ren­forcent l’i­dée fausse que n’im­porte quel groupe peut être vic­time de racisme. Ils diluent la rela­tion de pou­voir liée à la blanchité.


C’est hyper-raciste. Pour pré­ser­ver son image de soi mal­gré son appar­te­nance à un groupe oppres­seur, on va pro­mou­voir une vision du racisme faus­sée, qui per­met de se mettre en valeur et d’i­gno­rer les avan­tages raciaux dont on béné­fi­cie. C’est pathé­tique, risible et minable. Mais pas seule­ment : c’est lit­té­ra­le­ment une façon de main­te­nir sa domi­na­tion blanche.


La réti­cence à se dési­gner comme blanc ou blanche s’in­carne autre­ment en Europe et en France, où elle est peut-être encore plus forte (p. 133). L’universalisme répu­bli­cain, le silence de la France sur la ques­tion raciale, et l’ab­sence de caté­go­rie raciales ins­ti­tu­tion­na­li­sée faci­litent le déni de blan­chi­té. Au point où il est cou­rant que “blanc” soit per­çu comme une insulte (p. 134). En 2017, un macro­niste a atta­qué en jus­tice une adver­saire poli­tique qui l’a­vait trai­té de “vieux mâle blanc”… en pré­tex­tant que c’é­tait une injure raciale et sexiste.

La prise de dis­tance vis-à-vis de la condi­tion blanche rejoint ici l’i­dée de racisme anti-blanc. On pré­tend qu’as­si­gner à une iden­ti­té blanche n’est pas dif­fé­rent d’as­si­gner à une iden­ti­té mino­ri­taire ; et on fait comme si le racisme était pou­vait tou­cher n’im­porte quel groupe. Le refus de recon­naître ses avan­tages se com­bine à une vision du racisme comme simple hos­ti­li­té interpersonnelle.

Traîtres et alliés

Les études montrent qu’il n’y a que très peu de cor­ré­la­tions entre le fait d’af­fi­cher publi­que­ment sa culpa­bi­li­té ou sa honte d’être blanc, et le fait de chan­ger ses pra­tiques quo­ti­diennes. La culpa­bi­li­té naît d’une pré­oc­cu­pa­tion auto­cen­trée : elle motive à réta­blir une image posi­tive de soi, pas à agir en par­tant [des besoins] des autres (p. 136).

Que faire en tant que per­sonne blanche pour contes­ter l’ordre racial ? La ques­tion est ancienne, non-réso­lue, et rejoint un débat plus géné­rique qu’on trouve dans tous les mou­ve­ments sociaux. On a la même chose avec la place des hommes dans le féminisme.

Maxime Cervulle dis­tingue deux camps au sein des études sur la blan­chi­té : les réfor­mistes et les abo­li­tion­nistes (ou néo-abo­li­tion­nistes, à par­tir de 1992). Le pre­mier camp pense qu’on peut se déta­cher indi­vi­duel­le­ment des avan­tages sys­té­miques qu’on tire du racisme. Le second pense que c’est impos­sible : il faut abo­lir la blan­chi­té comme posi­tion sociale, ce qui demande remettre en cause l’exis­tence des races (p. 137). Le mot d’ordre : “[la] tra­hi­son envers la blan­chi­té est loyau­té envers l’hu­ma­ni­té” (Noel Ignatiev – lien en anglais).

Malgré ça, ce camp peine à décrire concrè­te­ment en quoi consiste une telle tra­hi­son. Il ne pré­cise pas quelles sont les règles de la blan­chi­té à enfreindre ou les com­por­te­ments typi­que­ment blancs à stop­per… et il en revient fina­le­ment à la ques­tion des com­por­te­ments indi­vi­duels. En dépit d’une volon­té d’in­sis­ter sur les struc­tures sociales, le néo-abo­li­tion­nisme ne peut pas éva­cuer com­plè­te­ment les aspects indi­vi­duels… sinon il risque de déres­pon­sa­bi­li­ser les per­sonnes blanches, [qui fini­raient pas ne plus être res­pon­sables du racisme].

Finalement la dif­fé­rence entre réfor­mistes et abo­li­tion­nistes est moins nette que ce qu’on vou­drait. Leur dif­fé­rence est peut-être sur­tout stra­té­gique : les réfor­mistes cherchent à faire coopé­rer les blancs et les blanches à la lutte contre le racisme, alors que les abo­li­tion­nistes s’en foutent. 

Les réfor­mistes vont par exemple explo­rer des formes de blan­chi­tés dif­fé­rentes, qui soient anti­ra­cistes. Mais ça conduit à un pro­blème. Ce sont les rap­ports de domi­na­tion qui consti­tuent la posi­tion sociale blanche. Penser une blan­chi­té dif­fé­rente, c’est ima­gi­ner une blan­chi­té “natu­relle”, qui pré-exis­te­rait aux rap­ports de pou­voir qui consti­tuent le groupe des blancs. C’est essen­tia­li­ser les per­sonnes blanches.

Devenir complices

Une option plus modeste est de pro­po­ser aux per­sonnes d’être “com­plices” (p. 141). Puisqu’elles ne peuvent ni ces­ser d’être blanches, ni s’abs­traire com­plè­te­ment de la domi­na­tion, elles peuvent au moins ne pas se trans­for­mer en fausses alliées. 

L’idée de com­plice s’op­pose à celle d’al­liés, car cer­tains alliés auto­pro­cla­més tirent pro­fit de leur posi­tion, parlent à la place des pre­miers concer­nés et agissent sans eux. À l’in­verse des com­plices sau­raient (entre autres) : s’in­for­mer en auto­no­mie, se mettre en pos­ture d’é­coute, s’ef­fa­cer, etc. [Au-delà des mots, on retrouve la pano­plie des atti­tudes recom­man­dées par les fémi­nistes pour être un “bon allié” quand on est un homme].

À ce titre des manuels à des­ti­na­tion des blanc·hes anti­ra­cistes ont un cer­tain suc­cès. L’ouvrage cite Fragilité Blanche de Robin DiAngelo, mais je pense aus­si à Mécanique du pri­vi­lège blanc d’Estelle Depris, sor­ti en même temps que La domi­na­tion blanche. Ces guides ont une dimen­sion pra­tique plus mar­quée et tentent de répondre à la ques­tion “Que faire ?” posée par les blanc·hes.

À ce titre il y a quelque chose de notable (et d’exas­pé­rant) dans la sin­cère inca­pa­ci­té des per­sonnes blanches à voir quoi faire. DiAngelo retourne la ques­tion (p. 142) : deman­dez-vous plu­tôt ce qui fait que vous avez pu deve­nir un adulte à part entière, une per­sonne édu­quée, avec un tra­vail, et ne pas savoir quoi faire contre le racisme ? 

En répon­dant à cette ques­tion, on trouve des pistes d’ac­tions concrètes. Si je ne sais pas quoi faire parce que je n’ai jamais rien appris sur le racisme, c’est le moment de m’é­du­quer. Si je ne fré­quente que des per­sonnes blanches, il faut nouer de nou­velles rela­tions et ne pas res­ter dans des entre-soi blancs.

Conclusion du chapitre

La poli­ti­sa­tion des iden­ti­tés blanches prend plu­sieurs formes : supré­ma­cisme blanc (et ses ava­tars), dés­in­ves­tis­se­ments, et par­ti­ci­pa­tion blanche à l’an­ti­ra­cisme. Concernant cette der­nière, elle affronte le fameux dilemme de la struc­ture et de l’in­di­vi­du : com­ment conci­lier les “petits gestes” et l’am­pleur du sys­tème raciste à démanteler ? 

Les autrices pensent que ce n’est pas incom­pa­tible d’a­gir au quo­ti­dien et de faire des actions col­lec­tives. Demander à un col­lègue d’ar­rê­ter les blagues racistes, ça rend déjà l’air un peu plus res­pi­rable. Ça n’empêche pas de sou­te­nir des asso­cia­tions, de rejoindre les manifs, et de voter. La par­ti­ci­pa­tion blanche à l’an­ti­ra­cisme pose des dif­fi­cul­tés, mais on peut aus­si agir sans se faire des nœuds au cerveau.

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