Ce billet résume Recyclage : le grand enfumage de Flore Berlingen (ex-directrice Zero Waste France). Le livre est paru à l'été 2020, avec le sous-titre : Comment l'économie circulaire est devenue l'alibi du jetable.
Alors que le recyclage est devenu l'alpha et l'oméga de la gestion des déchets, l'ouvrage remet en cause son efficacité et son organisation. L'autrice met en cause la responsabilité (bien faible) des industriels qui inondent le marché de produits jetables. Il démonte le mythe d'un recyclage à l'infini, et conteste même que recyclage appartienne vraiment à l'économie circulaire. Il s'articule autour de 3 grands chapitres critiques, suivi d'un 4e qui explore les solutions au tout jetable.
Full disclosure : Je siège actuellement au conseil d'administration de la Maison du Zéro Déchet, dont Flore Berlingen est présidente. Donc so much pour mon objectivité. Je suis aussi membre de Zero Waste France et de Zero Waste Paris. Mais au moins on est clair sur d'où je parle 😛
Précision : les textes entre [ crochets ], les illustrations, citations en exergue et une bonne part des intertitres sont des ajouts de ma part pour faciliter la lecture web. L'article est long et sur plusieurs pages, mais c'est plus rapide à lire que le livre entier 🤷♀️
Table des matières
Introduction
Ne pas faire de nos ressources des déchets
La séquence politique récente (2018-2020) peut laisser croire qu'une prise de conscience a eu lieu chez les décideurs politiques. On parle d'économie circulaire, de réduction du plastique, de consigne… Mais l'enjeu de la surconsommation et du gaspillage des ressources n'est pas pris à-bras-le-corps.
Les mesures engagées ont servi à optimiser l'utilisation des ressources naturelles, pas à réduire leur exploitation. On a privilégié l'idée de "Faire de nos déchets des ressources", alors qu'on ferait mieux de "Ne pas faire de nos ressources des déchets".
L'économie circulaire s'est pour beaucoup résumée au recyclage, aux dépens de la réparation, du réemploi et de la réutilisation. La hiérarchie de gestion des déchets n'a pas été respectée : au lieu d'éviter le déchet en amont, on a privilégié son recyclage en aval.
Historiquement, le déchet change de nature à partir des années 60. Ce n'est plus un objet cassé ou usé, ramassé en fin de vie par des biffins, c'est un produit conçu pour un usage unique ou très limité dans le temps.
L'entrée dans l'ère du jetable est liée au développement du plastique, qui passe d'une production annuelle d'1 million de tonnes (MT) en 1950 à 359 MT en 2018. En 2017, la moitié du plastique fabriqué servait un usage unique ou inférieur à 4 ans.
Ancré dans notre quotidien, les objets et emballages jetables sont pourtant issus de décisions industrielles récentes. La bouteille d'eau en plastique apparaît en 1968 en France, et la bouteille jetable de 50 cl naît dans les années 90.
Cette production massive de jetable conduit à une explosion des déchets et des coûts pour les collectivités. Le nombre de décharges est multiplié par 5 entre les années 70 et 80. Face aux réactions négatives de la population, on mise ensuite sur l'incinération.
En 1975, la loi du 15 juillet instaure le principe de la responsabilité élargie des producteurs de déchets (c'est le fameux principe "pollueur-payeur"). Il faut pourtant attendre les années 90 pour que ce soit mis en place concrètement.
Une triple critique
Face à l'augmentation du jetable, le recyclage offre une solution attrayante qui ne remet pas en cause la soutenabilité du mode de vie occidental. Le tout-recyclage est pourtant irréaliste, voire néfaste. Le livre va s'articuler autour d'une triple critique :
- Le système de recyclage actuel rencontre de nombreux problèmes, car les producteurs de biens et d'emballages ne jouent pas le jeu.
- Le mythe du recyclage à l'infini permet d'éviter de remettre en cause des activités économiques surconsommatrices de ressources et surproductrices de déchets.
- Le recyclage n'est pas une façon de sortir de l'économie linéaire. Il se nourrit de la production de jetable et contribue à la perpétuer.
Le mythe de l'économie de recyclage sert l'intérêt des industriels et pourrait nous faire manquer un virage politique essentiel.
1. L'illusion de la responsabilité du producteur
La non recyclabilité, 1er obstacle au recyclage
Le recyclage est un système économique avec plusieurs activités, acteurs et pratiques. On ne peut pas le résumer à un geste de tri et des procédés techniques.
Être recyclable ne garantit pas d'être recyclé. Pour ça, il faut que le centre de tri dispose des technologies pour séparer ce déchet des autres. Et il faut qu'une filière mette en œuvre concrètement une technique de recyclage du matériau concerné.
Si le matériau recyclé n'a aucun débouché (trop cher, de trop mauvaise qualité) ou si sa production est trop coûteuse, il n'y aura pas d'acteurs permettant un recyclage effectif. Le matériau est recyclable en théorie, pas en pratique.
L'usage marketing de la recyclabilité est donc trompeur. Exemple : Starbucks a communiqué sur un nouveau couvercle de boissons qui évite les pailles. Mais ce dernier est en polypropylène (PP) souple, un matériau recyclable pour lequel il n'y a ni filière de ni débouché en France.
La 1re étape du recyclage n'est pas le tri, mais le choix du matériau par le producteur. Et celui-ci choisit parfois sciemment un matériau intrinsèquement non recyclable, ou ne pouvant être effectivement recyclé.
Les éco-organismes
Dans certains secteurs, les coûts de collecte et de traitement des déchets doivent pris en charge par les metteurs sur le marché de produits et d'emballages. C'est le système des filières "Responsabilité élargie du producteur" (REP), qui propose un système de bonus-malus sur le principe "polleur-payeur".
Pour chaque filière REP, un ou plusieurs éco-organismes collectent une contribution obligatoire auprès des metteurs sur le marché. [Exemple : Nestlé, Danone, Coca-Cola, etc.]. Ces sommes collectées doivent ensuite être dépensées pour financer le tri ou le recyclage. [Concrètement, il s'agit en général d'un surplus de quelques centimes sur le prix payé par le consommateur].
Les éco-organismes sont quasiment tous des sociétés de droit privé, créées, pilotées et détenues par les metteurs sur le marché. Ils doivent être agréés par l'État et respecter un cahier des charges élaboré avec toutes les parties concernées, mais cela ne suffit absolument pas.
Financés et dirigés par les pollueurs, les éco-organismes sont [par construction en situation de conflit d'intérêt]. Ils incitent peu à réduire les volumes de déchets et n'agissent pas quand leurs adhérents nuisent délibérément au recyclage.
Dirigés par les metteurs sur le marché qu'ils sont censés contrôler au nom de l'intérêt général, les éco-organismes sont par construction en situation de conflit d'intérêt.
Illustration : en 2015-2016, les producteurs de lait abandonnent leurs bouteilles en polyéthylène haute densité (recyclable) pour un nouveau plastique non recyclable (du polyéthylène téréphtalate opaque – ou PET opaque). Les centres de tri ne sont pas équipés pour détecter et traiter ce nouveau plastique.
À court terme, les entreprises du recyclage n'ont que deux choix : dégrader la qualité du plastique recyclé (en diluant ce PET non recyclable dans un flux de plastique recyclable) ou envoyer en décharge/incinération ce PET opaque (ce qui augmente leurs frais). [À plus long terme, les centres de tri peuvent s'adapter en réalisant des travaux de modernisation, mais ce ne sont pas les producteurs de lait qui paieront.]
Une décision unilatérale des producteurs perturbe donc la chaîne de recyclage et nuit à l'environnement. Mais les producteurs de lait ne sont pas inquiétés par l'éco-organisme. Peu dissuasif de par son faible montant, le système de malus n'est même pas activé. Il ne le sera que tardivement, suite à des pressions de l'État et des recycleurs.
En théorie "responsable" d'un point de vue financier et environnemental, les producteurs font le choix de matériaux "innovants" et les mettent sur le marché alors qu'on ne sait pas les recycler. Ce sera aux usagers de bien trier et aux collectivités de se débrouiller.
L'importance qu'ils disent accorder à l'écologie est de plus à géographie variable. Aux États-Unis, McDonalds a arrêté d'utiliser des boites et gobelets en polystyrène dans les années 90. En Chine, le groupe continue de les utiliser.
Tri et collecte, un bilan en demi-teinte
Le tri ne désigne pas que l'acte individuel du consommateur : les étapes automatiques et manuelles en centre de tri en font pleinement partie. Pour évaluer leur efficacité, on doit recourir à des statistiques d'origines multiples, souvent difficiles à interpréter et dont les données sources et les méthodes de calcul ne sont pas souvent pas publiques. De plus, ceux qui produisent ces chiffres ont souvent tendance à en proposer une lecture positive, qui montre l'efficacité de leur travail.
L'analyse demande de la prudence. Augmenter le taux de collecte en pourcentages ne dit rien des valeurs absolues. Si le nombre d'unités mise en vente et le tonnage de déchet progressent, il y aura plus de déchets en valeur absolue, même si le taux de collecte augmente. C'est ce qui se passe avec les déchets d'équipements électriques et électroniques (ou DEEE) : leur taux de collecte est monté à 50%, mais les unités ont progressé de 45% et les tonnages de 20% (depuis 2006).
Prudence aussi avec le taux de collecte des emballages, qui stagne depuis le milieu des années 2000 pour atteindre ~65% en 2018. Son calcul se fait en tonnes, mais tous les emballages n'ont pas le même poids. Le verre est plus lourd et mieux trié : il est surreprésenté par un calcul en tonnages. Si on calculait par unité d'emballage, le taux de collecte serait ridiculement bas.
Pour évaluer le tri, on peut aussi regarder la poubelle "tout venant", dont le contenu est étudié par l'Agence de la transition écologie (Ademe). Selon l'Ademe, 40% du contenu de cette poubelle a sa place sans une filière de tri, soit 100 kg/hab/an qui pourraient éviter la décharge ou l'incinérateur (cf. étude MODECOM 2017).