Le logiciel libre est-il zéro déchet ?

Libre et zéro déchet sont sou­vent cohé­rents entre eux, et par­fois indis­so­ciables. Dans cet article, j’ex­plique ce qui rap­proche selon moi ces deux mouvements.

Mais d’a­bord, défi­ni­tions. De quoi je parle quand je dis “zéro déchet”, à quoi je pense quand je dis “culture libre”. Le zéro déchet, c’est un mou­ve­ment poli­tique qui lutte contre le gas­pillage de res­sources et les déchets asso­ciés. C’est un pro­jet de socié­té plus sobre, qui remet en cause tout notre sys­tème éco­no­mique et tout notre modèle de production.

On extrait trop de res­sources natu­relles, pour en faire des trucs qui sou­vent ne servent à rien, et qui finissent trop vite jetés. Ces gas­pillages struc­tu­rels entraînent des injus­tices éco­lo­giques, sociales, sani­taires et éco­no­miques. Pour lut­ter contre ce modèle des­truc­ti­viste, les acti­vistes du “zéro gas­pillage, zéro déchet” (zero waste) uti­lisent la méthode des 5R. Deux d’entre eux m’in­té­ressent ici : Refuser ce dont on n’a pas besoin (le 1er R), et Réutiliser ce qui existe déjà (le 3e R).

L’univers du libre

En face, la culture libre et le logi­ciel libre sont deux mou­ve­ments appa­ren­tés. Ils défendent le droit d’u­ti­li­ser, modi­fier et par­ta­ger des res­sources infor­ma­tion­nelles (des logi­ciels, des don­nées, des œuvres de l’es­prit…) sans auto­ri­sa­tion préa­lable. Ils s’op­posent au droit actuel, dans lequel le créa­teur d’une res­source a un pou­voir qua­si-abso­lu sur ce qu’il pro­duit. L’intérêt des publics qui reçoivent son tra­vail et l’in­té­rêt com­mun ne sont pas pris en compte.

Dans le cas du logi­ciel, celui qui écrit le code “fait la loi” dans son appli­ca­tion. Il décide de ce que est auto­ri­sé ou inter­dit à ses uti­li­sa­teu­rices. Il n’y a pas de contre-pou­voir ou de démo­cra­tie : qu’im­porte si l’ap­pli­ca­tion est vitale aux per­sonnes qui l’u­ti­lisent, c’est le créa­teur qui tranche. Les partisan·es du libre (les “libristes”) consi­dèrent donc qu’une appli­ca­tion peut nous pri­ver de cer­taines libertés. 

Je vous laisse aux soins de Wikipédia pour démê­ler les nuances qui existent entre culture libre, logi­ciel libre, copy­left, savoirs ouverts, don­nées ouvertes ou encore open hard­ware et com­muns. Je les vois sou­vent mal, car c’est l’u­ni­té qui prime à mes yeux.

Réemployer et mutualiser

La pre­mière conver­gence que je vois entre zéro déchet et libre, c’est l’i­dée de réem­ploi. Réemployer, c’est uti­li­ser l’exis­tant : ne pas réin­ven­ter ou refaire ce qui a déjà été fait par d’autres. Bref, le 3e R du zéro déchet.

Dans le mou­ve­ment zéro gas­pillage, l’ob­jec­tif est de pré­ser­ver la matière, de ne pas lais­ser à l’a­ban­don quelque chose qui a deman­dé des res­sources natu­relles et des efforts pour être fabri­qué. Mais quand on parle d’œuvres de l’es­prit ce genre de pra­tique est entra­vée par le droit d’au­teur domi­nant. On n’a pas le droit d’u­ti­li­ser, de modi­fier ou de dif­fu­ser les œuvres des autres.

D’un point de vue légal, il est moins ris­qué de tout recons­truire à neuf. Paradoxalement, le monde du libre recrée sou­vent des choses qui existent déjà… pour en four­nir une ver­sion libre­ment réutilisable.

Mais une fois qu’une ver­sion libre existe, il faut des rai­sons impé­rieuses ne pas capi­ta­li­ser sur ce qu’on a. Presque per­sonne n’a envie de réécrire tout Wikipédia, Chromium ou GNU/Linux. Et la plu­part des pro­jets qui veulent s’en écar­ter s’ap­puient sur leurs bases.

Dans le libre comme dans le zero waste, il y a une culture de la mutua­li­sa­tion des res­sources. Ces com­mu­nau­tés valo­risent plus la col­la­bo­ra­tion que la concur­rence. Dans le zéro gas­pillage, ça se mani­feste par la pro­mo­tion des sys­tèmes d’emprunt, de loca­tion, de revente et de don.

Un livre peut être emprun­té en biblio­thèque, plu­tôt qu’a­che­té. Il peut être reven­du ou don­né. À l’é­chelle indus­trielle, le mou­ve­ment encou­rage la consigne pour réem­ploi, qui consiste à mettre en com­mun les bou­teilles et embal­lages entre plu­sieurs entreprises.

La concur­rence reste pré­sente, mais elle n’est pas une valeur car­di­nale, qui jus­ti­fie toutes les absur­di­tés. Elle inter­vient quand la col­la­bo­ra­tion n’est pas pos­sible, per­ti­nente, ou sim­ple­ment efficace.

Réparer et faire durer

Une autre façon de réem­ployer, c’est de répa­rer ce qui est cas­sé, pour faire durer un équi­pe­ment ou un sys­tème déjà en place. Mais pour faire ça bien, on a besoin de com­prendre com­ment la chose fonc­tionne, com­ment elle a été conçue et fabri­quée. Bref, on a besoin de maté­riel ouvert (open hard­ware), de don­nées ouvertes (open data) et de code ouvert (et libre). Il n’y a pas de socié­té zero waste sans culture libre.

Aujourd’hui déjà, cette culture et ses militant·es sont indis­pen­sables pour réa­li­ser cer­tains objec­tifs “zéro gas­pillage”. Ce billet que vous lisez en ce moment a été relu et cor­ri­gé sur un ordi­na­teur qui a plus de 10 ans. S’il marche encore, c’est grâce aux logi­ciels libres qui per­mettent de faire tour­ner du vieux matériel.

La dura­bi­li­té des biens tech­no­lo­giques dépend direc­te­ment de l’exis­tence de com­mu­nau­tés qui redonnent du contrôle aux uti­li­sa­teurs et uti­li­sa­trices sur leurs équi­pe­ments. Les promoteur·ices de la low tech ne s’y trompent pas quand iels mettent leurs desi­gns en Creative Commons. L’écologie ne peut pas être éman­ci­pa­trice sans une tech­no­lo­gie qui embrasse les valeurs du libre.

Les réflexions sur la main­te­nance et l’en­tre­tien (care) à appor­ter aux sys­tèmes, sont aus­si à rap­pro­cher du besoin d’ou­ver­ture. La main­te­nance aus­si demande de com­prendre l’ob­jet, pour pré­ve­nir ses défaillances et l’ai­der à durer long­temps, sans même devoir la réparer.

S’adapter au besoin

On en parle rare­ment, mais le zéro déchet rejoint par­fois la culture de la bidouille (hacking en anglais) et de l’in­no­va­tion de ter­rain (do it your­self). Pour faire avec l’exis­tant et pour répa­rer, les zero­was­ters sont sou­vent des hackers qui s’i­gnorent. On retrouve dans le zéro déchet des façons de détour­ner des sys­tèmes pour répondre à ses besoins.

Ça peut être uti­li­ser des peaux de bananes pour cirer ses chaus­sures. Bricoler un com­pos­teur avec de la récupe, ou mon­ter un fri­go pas­sif. Il y a plus d’une façon de faire, et elles demandent sou­vent de l’in­ven­ti­vi­té, un regard cri­tique son ce qui nous entoure.

La réflexion va dans les deux sens : quel est le pro­blème que je ren­contre ? Est-ce vrai­ment un pro­blème ? Et si oui, quelles sont les solu­tions pour moi, pour mon besoin ? Pas juste les solu­tions flé­chées, déjà sug­gé­rées par une socié­té consu­mé­riste et pro­duc­ti­viste. On n’est plus là dans la filia­tion directe du libre, mais l’es­prit hacker et la culture du remix n’en sont pas non plus très éloignés.

Refuser pour résister

Le der­nier point com­mun que je vois entre le zero waste et le libre est une cer­taine culture du refus (le 1er des 5R vus plus haut). Elle n’est pas spé­ci­fique à ces mou­ve­ments, mais elle y est très présente.

Les mili­tantes et mili­tants du zéro gas­pillage n’ont pas peur de dire qu’il y a des pro­duits qui ne devraient pas exis­ter. Les objets jetables, non-répa­rables, les sys­tèmes qui mul­ti­plient les dégâts éco­lo­giques inutiles : ces choses sont illé­gi­times en tant que telles.

Refuser de les uti­li­ser ou de les construire est un acte poli­tique. C’est aus­si un 1er pas vers des alter­na­tives plus saines. Des solu­tions par­fois moins pra­tiques ou peu valo­ri­sées, mais que le sou­tien mili­tant aide à s’a­mé­lio­rer et à deve­nir la norme.

C’est une atti­tude bien connue dans le monde du libre. Le rejet des logi­ciels pri­va­teurs de liber­tés (nom­més à tort “pro­prié­taires”) y est un trait récur­rent. Quitte par­fois à ver­ser dans une cer­taine pure­té mili­tante, qui elle s’é­carte beau­coup des luttes anti-gaspillage.

Explorer les intersections

Même si j’en ai par­lé de façon uni­fiée, je suis pas naïf sur l’ex­trême diver­si­té et l’au­to­no­mie des mou­ve­ments ins­pi­rés par le logi­ciel libre depuis plus de 40 ans. Je n’i­gnore pas non plus l’é­cart par­fois impor­tant entre les valeurs affi­chées et les pra­tiques concrètes. Je crois néan­moins que, sous cer­taines condi­tions, l’ac­tion en faveur du libre et des com­muns peut s’ins­crire dans un pro­jet de socié­té zéro gas­pillage, zéro déchet.

C’est un aspect que je ne pense pas bien per­çu par les libristes. Même quand iels sai­sissent le lien entre leur mou­ve­ment et la tran­si­tion éco­lo­gique en géné­ral, le rap­port avec le zero waste en par­ti­cu­lier me semble moins bien com­pris. Peut-être parce que le zéro déchet est vu (à tort) comme un pro­jet indi­vi­dua­liste, non-poli­tique et insi­gni­fiant.

En miroir, je constate que les acti­vistes du zéro gas­pillage sont peu sen­sibles aux enjeux de la culture libre et que leurs pra­tiques numé­riques peuvent dis­sua­der des libristes de les rejoindre. Comme dans d’autres milieux éco­lo­gistes, l’im­pact poli­tique des tech­no­lo­gies infor­ma­tiques est encore mal pris en compte. D’autant que la socio­lo­gie des milieux éco­lo­gistes ne cor­res­pond pas à celles des milieux libristes.

Dans cet article j’ai ten­té de mon­trer qu’il y avait des liens intel­lec­tuels entre nos deux mou­ve­ments. Reste à créer des liens concrets, entre nos militant·es et entre nos struc­tures, à trans­for­mer ces points com­muns en force pour nos luttes.

Une ins­tall par­ty Linux pour­rait être per­çue comme un évé­ne­ment zéro déchet. Choisir des outils libres pour son asso­cia­tion zero waste pour­rait s’im­po­ser au nom du zéro gas­pillage et du droit à répa­rer. Il y a beau­coup à ima­gi­ner, sans tout réin­ven­ter. Et ça, c’est ter­ri­ble­ment zéro gaspillage 😉


Merci à Armie et Clémence pour leurs relec­tures et leurs suggestions.


Mises à jour

24 sep­tembre 2023. En rai­son de l’ob­jec­tif de l’ar­ticle, je n’ai pas insis­té sur les diver­gences entre libre et zéro déchet. Je suis plei­ne­ment conscient qu’elles existent. Le libre n’est pas d’emblée dans une culture du refus de l’i­nu­tile (1er R du zéro déchet) et encore moins dans une réduc­tion de son impact (2e R). 

Ses fon­de­ments intel­lec­tuels n’ont rien à voir avec l’é­co­lo­gie, et du code libre peut par­ti­ci­per à l’é­co­cide. À l’in­verse, je pense que le zéro gas­pillage a des rai­sons théo­riques pro­fondes d’al­ler vers des sys­tèmes libres, et qu’on pour­rait l’ac­cu­ser d’in­co­hé­rence s’il le refusait.