La part commune (fiche de lecture)

Dans ce billet je résume l’in­tro­duc­tion et les trois pre­miers cha­pitres du livre La part com­mune, où le phi­lo­sophe Pierre Crétois opère une cri­tique de la pro­prié­té privée. 

Crétois ne sou­haite pas s’op­po­ser à toute forme de pro­prié­té, mais il affirme que sa forme la plus cou­rante, la pro­prié­té pri­vée abso­lue sur des choses, n’est pas solide intel­lec­tuel­le­ment (en plus d’être mora­le­ment contes­table). Il dénonce une “idéo­lo­gie pro­prié­taire”, conteste le rôle du tra­vail ou du mérite dans l’ap­pro­pria­tion, et repense la dis­tri­bu­tion des ressources. 

Il s’a­git pour lui de faire recon­naître que la pro­prié­té struc­ture nos rap­ports sociaux et que les défis contem­po­rains demandent de repen­ser la pro­prié­té. Maintenir notre concep­tion his­to­rique de la pro­prié­té n’est ni effi­cace ni sou­hai­table pour affron­ter les inéga­li­tés et la crise écologique.

Le livre est pas­sion­nant et mobi­lise à la fois des pen­seurs poli­tiques clas­siques et des gens lar­ge­ment incon­nus ou oubliés. C’est un pur ouvrage de phi­lo­so­phie : j’es­saie de faire clair dans la fiche, mais c’est pas tou­jours gagné.

Table des matières de cette page

Le livre fait 4 cha­pitres : je résume en détails l’in­tro­duc­tion et le 1er cha­pitre d’a­na­lyse de la pro­prié­té. Le cha­pitre 2 est résu­mé à plus grand traits, et le cha­pitre 3 n’est que gros­siè­re­ment repris. Le cha­pitre 4 n’est pour l’ins­tant pas résumé.

Les titres de niveau 2 cor­res­pondent aux cha­pitres du livre. Les titres de niveau 3 sont en géné­ral ceux des sous-sec­tions de cha­pitre (à l’ex­cep­tion de l’in­tro, qui n’a pas de sous-sec­tion). Les titres de niveau 4 et textes entre cro­chets [ ] sont des ajouts per­son­nels pour rendre ça lisible sur le web.

Introduction

Une question de justice

La ques­tion de la pro­prié­té pri­vée ren­voie immé­dia­te­ment à celle de la jus­tice et de l’é­ga­li­té. La jus­tice, selon Crétois, c’est la recherche de cadres qui assurent que per­sonne ne soit lésé en coopé­rant à la vie en société.

Cette jus­tice n’im­plique pas l’é­ga­li­té par­faite des condi­tions entre les per­sonnes : on n’est pas obli­gés d’a­voir tous autant (de reve­nus, de patri­moine) ou de vivre de la même façon (condi­tions de vie). Mais la jus­tice nous demande d’ad­mettre qu’il y a des inté­rêts com­muns intri­qués dans ce qui appar­tient à cha­cun et cha­cune. [La per­sonne qui pos­sède un ter­rain où débute un cours d’eau ne peut pas faire comme si l’eau n’é­tait pas utile à d’autres gens en aval, au-delà de son ter­rain]. Le col­lec­tif doit avoir un droit de regard sur ce qui est à l’individu.

La jus­tice ne s’op­pose pas non plus à ce qu’il y ait une forme d’ap­pro­pria­tion : on peut dif­fé­ren­cier ce qui est à une per­sonne et ce qui est à une autre. [On peut avoir des choses “à soi”]. L’appropriation n’est pas le pro­blème. Mais il y a plu­sieurs types d’ap­pro­pria­tions, et sa forme la plus cou­rante, la pro­prié­té pri­vée abso­lue et exclu­sive, est contestable.

Une forme d’appropriation qui per­met­trait à cha­cun et cha­cune d’ac­cé­der aux res­sources néces­saires pour s’é­pa­nouir serait une bonne chose. Ce à quoi s’op­pose Crétois, c’est à “l’ab­so­lu­tisme pro­prié­taire”, c’est-à-dire à une idéo­lo­gie qui affirme que des droits indi­vi­duels abso­lus et exclu­sifs sont la meilleure façon de pro­té­ger l’exis­tence humaine de façon juste et équitable.

Les trans­for­ma­tions éco­no­miques et éco­lo­giques que nos socié­tés ont à opé­rer imposent de recon­si­dé­rer la pro­prié­té privée.

Crétois sou­tient que le propre n’ex­clut pas le com­mun, et qu’on peut pro­po­ser une concep­tion alter­na­tive des droits de pro­prié­tés. En fait, la jus­tice inter­dit d’ex­clure com­plè­te­ment le com­mun au sein de ce qui est propre. [Il y a une “part com­mune” dans tout ce qui est “à moi”, et on ne peut pas la supprimer].

Avancer une concep­tion alter­na­tive est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile dans le contexte fran­çais, où la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 sacra­lise la pro­prié­té pri­vée. Mais c’est un enjeu impor­tant pour notre époque qui affronte des inéga­li­tés éco­no­miques et envi­ron­ne­men­tales gran­dis­santes. Les grandes trans­for­ma­tions que nos socié­tés ont à opé­rer passent par une recon­si­dé­ra­tion de l’ap­pro­pria­tion privative.

Les recherches sur les com­muns ont déjà enta­mé une brèche. Elles ont conduit à un renou­vel­le­ment des théo­ries de la pro­prié­té en droit, en éco­no­mie et en phi­lo­so­phie. Crétois s’ins­crit dans ce sillage et pré­sente 2 angles d’analyses :

  • d’une part, la pro­prié­té à l’é­tat pur n’existe plus vrai­ment, “au point de ten­der à de dissoudre”
  • d’autre part, il n’est pas sou­hai­table que la pro­prié­té pri­vée per­siste sous la forme que lui a don­né l’his­toire moderne

Un détour historique

On pré­sente sou­vent la pro­prié­té pri­vée comme un héri­tage de la Rome antique. Elle serait ancienne, voire uni­ver­selle, et on résume les droits de la per­sonne pro­prié­taire par le trip­tyque “usus, fruc­tus, abu­sus” :

  • Usus, l’u­sage d’une chose
  • Fructus, son exploi­ta­tion économique
  • Abusus, le droit de la vendre ou la détruire

[La pro­prié­té pri­vée est un droit abso­lu : celui ou celle qui pos­sède une chose peut en faire ce qu’il ou elle veut. Quand on achète un tableau ori­gi­nal de Goya, on peut le décou­per en petits mor­ceaux, des­si­ner des­sus, l’u­ti­li­ser comme papier toi­lette ou le brû­ler : on a le droit d’a­bu­ser de son bien.]

Crétois démonte cette vision. Il explique la pro­prié­té pri­vée est une inven­tion récente et qu’il a exis­té d’autres formes d’ap­pro­pria­tion. La pro­prié­té pri­vée appa­raît en fait à la Renaissance, dans les répu­bliques et monar­chies mar­chandes. Le concept atteint sa forme contem­po­raine la plus “pure” au moment de la Révolution fran­çaise (selon l’his­to­rien Rafe Blaufarb).

Crétois rap­pelle ensuite deux situa­tions his­to­riques. En Rome antique, la pro­prié­té fon­cière d’un citoyen romain est inti­me­ment liée à son appar­te­nance à la cité. Ce n’est pas un bien qu’on peut trans­fé­rer sur un mar­ché ou quelque chose qui pro­cède d’un tra­vail (le tra­vail réser­vé aux esclaves). C’est un élé­ment qui fonde son lien à la cité, pas un simple ter­rain ou bâtiment.

À l’é­poque médié­vale, celui qui a le droit d’ex­ploi­ter un ter­rain et le compte dans “son” domaine n’a pas une pro­prié­té abso­lue : son droit d’u­sage a pour contre­par­tie des obli­ga­tions vis-à-vis d’un sei­gneur, et ce der­nier conserve des droits sur le ter­rain (droit de chasse notam­ment). Il y a un enche­vê­tre­ment et une super­po­si­tion de droits.

La pro­prié­té pri­vée qu’on connaît aujourd’­hui n’est donc ni récente, ni uni­ver­selle. D’autres modèles ont exis­té, qui ne cor­res­pondent pas au trip­tyque “uti­li­ser / exploi­ter / abuser”.

Une dimension politique

La pro­prié­té pri­vée moderne naît et s’im­pose dans un contexte intel­lec­tuel pré­cis. Elle s’ap­puie sur la repré­sen­ta­tion d’un indi­vi­du indé­pen­dant de la cité et du pou­voir mili­taire. L’individu est capable d’ac­qué­rir des res­sources par son tra­vail de trans­for­ma­tion de la nature et il a tout pou­voir sur celles-ci. La pro­prié­té pri­vée devient ici un droit natu­rel.

Cette dimen­sion poli­tique est impor­tante. Crétois pré­sente la pro­prié­té pri­vée comme le pen­dant du concept de sou­ve­rai­ne­té, qui appa­raît au même moment. La sou­ve­rai­ne­té est un droit de gou­ver­ner la col­lec­ti­vi­té humaine, la pro­prié­té un droit indi­vi­duel de gou­ver­ner les choses.

Les théo­ries poli­tiques et les concep­tions de la jus­tice vont être influen­cées par cette nou­velle vision de la pro­prié­té. L’idée d’un indi­vi­du natu­rel­le­ment pro­prié­taire de lui-même, de ses droits et des choses se met en place. On la retrou­ve­ra dans les décla­ra­tions des droits humains à par­tir du XVIIIe.

La propriété sans la propriété privée

Pierre Crétois s’ar­rête pour dis­tin­guer la pro­prié­té pri­vée (expres­sion “ambi­guë et pro­blé­ma­tique”) de la pro­prié­té ou des règles de pro­prié­té prises en géné­ral. Le “phé­no­mène de l’a­voir” est extrê­me­ment large, et la pro­prié­té pri­vée n’en est “qu’une des mani­fes­ta­tions les plus étroites”. [Le voca­bu­laire de Crétois sonne alam­bi­qué : on sent qu’il évite à des­sein le terme de “pro­prié­té”, mais ça va être expli­qué plus loin.]

On peut défi­nir les droits de pro­prié­té par rap­port à un ensemble de règles per­met­tant de recon­naître ce qui est à cha­cun et cha­cune, c’est-à-dire d’at­tri­buer du “mien” et du “tien” (sic). En ce sens, l’at­tri­bu­tion de droits de pro­prié­té se confond avec la mise en œuvre des prin­cipes de jus­tice, car le rôle tra­di­tion­nel de la jus­tice est pré­ci­sé­ment de rendre à chaque per­sonne ce qui lui revient (lien vers un PDF, 62Ko).

Crétois affirme qu’on peut dis­tri­buer des droits sur les choses sans que cela passe par la moda­li­té de la pro­prié­té pri­vée. Quand on a un billet pour le théâtre par exemple, on a bien droit à une place, les autres ont des obli­ga­tions, et pour­tant il ne s’a­git pas de pro­prié­té pri­vée. De même lors­qu’on loue un appar­te­ment ou quand on a un droit de cou­per la queue pour rai­son d’in­va­li­di­té. [Ces exemples ne sont pas tous clairs à ce stade.].

La pro­prié­té pri­vée n’est qu’une façon par­mi d’autres de régler les rap­ports sociaux qui s’exercent sur les choses. Il n’est pas dit que ce soit la plus juste ou la plus effi­cace, contrai­re­ment à ce qu’af­firment ses défenseurs.

Qu’est-ce que la propriété privée ?

Pour Crétois, la pro­prié­té pri­vée moderne se carac­té­rise par 5 affir­ma­tions clés qui consti­tuent ce qu’il appelle “l’ap­proche pro­prié­taire”. Mais avant de les détailler, il pré­cise 2 points importants.

D’abord, la pro­prié­té pri­vée est la pro­prié­té des choses elles-mêmes. Les droits de pro­prié­tés se confondent avec la chose maté­rielle. Le pro­prié­taire pos­sède un contrôle abso­lu et exclu­sif sur une chose du réel. Cela nous semble peut-être évident, mais Crétois va jus­te­ment contes­ter qu’on puisse s’ap­pro­prier les choses. Aussi bizarre que ça sonne, il va sou­te­nir qu’on est pro­prié­taires de droits sur les choses, pas pro­prié­taires des choses elles-mêmes.

Ensuite, la pro­prié­té pri­vée est mora­le­ment fra­gile. Elle pro­pose d’or­ga­ni­ser la socié­té sur les prin­cipes d’ex­clu­si­vi­té et de contrôle abso­lu d’un indi­vi­du sur des choses… Alors qu’on pour­rait s’or­ga­ni­ser autour du par­tage et de la jouis­sance com­mune de biens col­lec­tifs. Cette fra­gi­li­té morale explique le recours aux concepts de tra­vail et de mérite pour légi­ti­mer l’ap­proche propriétaire.

Même si l’on peut accé­der à la pro­prié­té sans tra­vail ni mérite (héri­tage, hasard de la bourse, etc.), il est impor­tant de sou­te­nir que la pro­prié­té dérive for­cé­ment à un degré ou un autre du tra­vail de quel­qu’un. Cela par­ti­cipe à la jus­ti­fier moralement.

Cinq traits de l’approche propriétaire

Selon Crétois, le concept de pro­prié­té pri­vée moderne est com­po­sé d’au moins 5 affir­ma­tions clés :

Affirmation cléPar oppo­si­tion à
La pro­prié­té est un droit natu­rel atta­ché à la personneLa pro­prié­té dérive d’une conven­tion ou d’une norme sociale
Chacun doit pou­voir acqué­rir des biens par son propre travailLa pro­prié­té dépend de la nais­sance, du sta­tut, etc.
Chacun mérite d’être plein pro­prié­taire des fruits de son travailLa res­pec­ta­bi­li­té de la pro­prié­té dépend d’autre chose que du tra­vail et du mérite
Chacun fait ce qu’il veut de ce qui est à lui (jouir, uti­li­ser, exploi­ter, vendre, détruire)L’usage de droits rela­tifs sur les choses est for­te­ment restreint
Personne ne peut contes­ter, limi­ter, inter­fé­rer sur le libre usage que cha­cun fait de ses biens (y com­pris pour les vendre ou les détruire), même pas l’ÉtatIl faut arti­cu­ler les droits pos­sé­dés par diverses per­sonnes sur les mêmes fonds.
Cinq traits de l’ap­proche propriétaire

L’auteur signale tou­te­fois immé­dia­te­ment que sa pré­sen­ta­tion est une sim­pli­fi­ca­tion qui n’a “sans doute rien à voir” avec la pro­prié­té pri­vée qui existe effec­ti­ve­ment et que côtoient les juges au quotidien.

Les thèses du livre

Crétois annonce l’ob­jec­tif de l’ou­vrage, en même temps que ses conclu­sions. La pro­prié­té pri­vée n’est pas natu­relle : elle est ins­ti­tuée par le droit pour orga­ni­ser des rap­ports humains. Le droit de pro­prié­té est un droit com­po­site, qui contient en lui-même plus droits hétérogènes.

Cette hypo­thèse a une consé­quence sur­pre­nante. Si on la suit, on doit admettre que les choses ne sont pas appro­priables. Elles ne peuvent être objets de droits exclu­sifs d’une seule per­sonne. Les choses sont plu­tôt “comme des lieux où se ren­contrent les exis­tences et acti­vi­tés, indi­vi­duelles et col­lec­tives”. [Quoi que ça puisse bien vou­loir dire].

L’auteur annonce alors les 4 thèses qu’il va défendre dans le livre :

  1. Le pro­prié­taire doit être conçu comme membre de com­mu­nau­tés et d’é­co­sys­tèmes dans lequel il est inclus, et non plus comme un des­pote abso­lu sur son domaine.
  2. Les droits et pri­vi­lèges qu’on obtient sur les choses sont par­tiels et rela­tifs, et non pas abso­lus et exclusifs.
  3. Les droits de pro­prié­té nous mettent en rela­tion aux autres, ce ne sont pas des droits de se sépa­rer [des autres].
  4. Les choses sont conçues comme des lieux dont les par­ties inter­agissent et dans les­quels sont héber­gées sont exis­tences, ce ne sont pas une matière inerte qu’un indi­vi­du maîtriserait.

Voilà pour l’in­tro. Kudos à Pierre Crétois d’a­voir fait une intro qui sert aus­si de conclu­sion. Commencer par la fin, c’est bien pour les essais. Et main­te­nant, on passe au résu­mé du cha­pitre 1.

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