Quand une personne jette de la nourriture, elle se prive de l’utiliser. Mais elle prive aussi tous les autres de le faire. Ici la question est de savoir qui a des droits sur la ressource. C’est-à-dire qui a des intérêts ou des revendications légitimes, que tout le monde devrait prendre en compte, à propos de cette ressource ?
Si on parle de l’eau de ma gourde, la réponse est probablement “Juste moi”. Si on parle de celle d’une nappe phréatique, d’une rivière, d’un lac ou d’un océan, ça va être différent. Il y a des nombreuses parties qui peuvent s’estimer lésées par le gaspillage d’un bien commun ou d’une ressource partagée.
Quand des agriculteurs créent une retenue d’eau qui puise dans une rivière pour arroser leurs champs, qui est privé de la ressource ? Les autres agriculteurs en aval ? Les industriels qui ont aussi besoin d’eau ? Les gens du coin ? Les touristes ? Toutes les personnes en aval, jusqu’à la mer ? Ou même les animaux et plantes qui vivent dans et autour de la rivière ? Toutes ces parties peuvent se dire privées d’une ressource sur laquelle elles ont un droit.
On retrouve la dimension politique mentionnée précédemment. Parler de gaspillage, c’est définir un périmètre de personnes concernées. On peut se limiter aux titulaires de droits reconnus par une loi, ou l’étendre au-delà comme je viens de le suggérer. On peut prendre en compte seulement les droits qui portent sur la ressource gaspillée, ou élargir à d’autres droits affectés par ce gaspillage.
Comprendre le gaspillage suppose de trancher non seulement qui en est victime, mais aussi au nom de quoi. Pas étonnant dès lors qu’on peine à s’accorder sur le sujet.
Un objectif structurant…
À supposer qu’on s’accorde sur la ressource dont on parle, sur la hiérarchie des ressources et sur le périmètre des parties lésées, tout n’est pas fini. Il faut encore clarifier l’objectif auquel sert la ressource.
J’ai dit que le gaspillage relevait d’une perspective utilitaire. On prend une chose quelconque (disons une pomme) et on la considère comme une ressource. Elle devient alors un moyen en vue d’un objectif. Mais lequel ? C’est seulement en référence au but poursuivi qu’on parle de gaspillage.
Si j’achète une pomme pour la manger et qu’elle finit par pourrir, c’est du gaspillage. Mon but n’est pas atteint. Si j’arrive à sauver un bout de ma pomme, mon but est partiellement atteint, mais on peut quand même dire que j’ai gaspillé.
Maintenant admettons que j’ai le projet artistique de filmer une pomme qui pourrit. J’achète la pomme précisément pour la laisser pourrir. En se dégradant, ma ressource joue exactement le rôle que je lui ai donné. J’atteins mon but. De ce point de vue, ce n’est pas du gaspillage.
Bien sûr, on peut contester. Mais on change alors complètement de perspective : on n’évalue plus l’usage de ressource par rapport à un objectif. On parle de gaspillage parce qu’on conteste l’objectif en tant que tel. On considère qu’il n’est pas légitime ou pertinent.
Ici, le gaspillage est un mauvais usage de ressource parce que l’objectif visé est lui-même mauvais. On dira par exemple que gâcher de la nourriture est inacceptable. Ou que ça pourrait être acceptable, mais qu’il y a franchement d’autres priorités.
…mais peu remarqué
La confusion sur le gaspillage opère à deux niveaux. Premièrement, on peut ne pas comprendre quel est l’objectif en jeu : on n’est pas au clair sur à quoi sert vraiment la ressource. Deuxièmement, on peut rejeter la pertinence à poursuivre cet objectif.
Une fois encore, l’aspect politique du gaspillage transparaît. Il faut décider quels sont les objectifs légitimes à poursuivre à titre individuel ou collectif. Et si on poursuit plusieurs objectifs à la fois, la question se pose de les hiérarchiser entre eux.
Mais si l’objectif visé est si structurant pour comprendre le gaspillage, pourquoi n’y pense-t-on jamais ou presque ? Je vois deux explications. D’une part, certains objectifs sont tellement banals qu’on ne les voit plus. Satisfaire ses besoins de base, gagner de l’argent ou du temps : ces objectifs vont sans dire. Presque tout le monde les poursuit, presque tout le temps.
D’autre part, certaines ressources intègrent un objectif sous-jacent, moins visible. Par définition, la nourriture sert à nourrir. Quand on parle de gaspillage alimentaire, on parle du gaspillage d’une ressource dont la notion même renvoie à un objectif que tout le monde comprend et a déjà à l’esprit. On peut dire la même chose pour le gaspillage d’énergie ou d’argent.
J’ai parlé plus haut de hiérarchie des ressources et de hiérarchie des objectifs. La présence d’objectifs d’emblée intégrés au sein de certaines ressources montre que l’analyse précise d’un gaspillage peut être particulièrement complexe.
Un critère du désordre
Passons à la dernière source de confusion autour du gaspillage : le critère d’évaluation. On a dit que le gaspillage était un usage désordonné de ressources. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Sur quel critère s’appuie-t-on pour dire qu’un usage est “désordonné” ?
On peut gaspiller parce qu’on échoue à réaliser son objectif. C’est un cas que j’ai déjà mentionné. On mobilise une ressource pour faire quelque chose, et on l’utilise tellement mal qu’on n’arrive pas à faire ce qu’on voulait. Dans ce cas, on parle de désordre parce que l’usage est incohérent, il va contre l’objectif visé et empêche de le réaliser.
Cela correspond à un des sens de “désordonné” qu’on trouve dans les dictionnaires. Une chose est désordonnée quand elle manque d’ordre : de cohérence, de logique. Une action peut aussi être désordonnée si elle n’est pas “conforme à un objectif”, ou bien si elle est “excessive, démesurée” par rapport à la normale.
Le critère qui permet de parler de gaspillage, c’est donc l’échec de l’objectif poursuivi. Quand on échoue à réaliser son objectif, qu’on l’atteint seulement en partie, ou alors pas comme prévu, on peut parler de gaspillage.
Mais est-ce qu’on peut parler de gaspillage si l’objectif visé est parfaitement atteint ? Peut-être, mais ça voudrait dire invoquer un critère différent pour parler de désordre. Je ne vais pas me lancer là-dedans maintenant.
Appliquer à un cas concret
Maintenant qu’on a une définition et un modèle, on comprend mieux les désaccords et incompréhensions autour du gaspillage. Et quand on veut étudier un exemple concret de gaspillage, je propose de se poser un ensemble de questions.
Il s’agit d’identifier toutes les composantes d’un gaspillage, pour savoir de quoi on parle, qui le produit, qui le subit, et pourquoi on dit que c’est du gaspillage :
- Qu’est-ce qui est gaspillé ?
- Quelle quantité de ressource est gaspillée ?
- Quel est l’usage pris en compte ?
- Quel est l’objectif visé ?
- Pourquoi dit-on que cet usage est désordonné ?
- Qui utilise mal la ressource ?
- Qui subit les conséquences négatives ?
Groupe 1 :
- Ressource : Qu’est-ce qui est gaspillé ?
- Quantité : Quelle quantité de ressource est gaspillée ?
Groupe 2 :
- Usage : Quel usage de la ressource est considéré comme du gaspillage ?
- Objectif : Quel est l’objectif visé ? Pourquoi fait-on usage de la ressource ?
- Critère : Comment évalue-t-on que l’usage est “désordonné” ?
Groupe 3 :
- Gaspilleur : Qui gaspille ? Qui fait un mauvais usage de la ressource ?
- Partie lésée : Qui subit les conséquences négatives du gaspillage ?
Cette méthode permet notamment de se prémunir de la tendance à parler d’un gaspillage pour en désigner un autre. C’est une pratique courante : quand on parle de gaspillage d’énergie par exemple, l’énergie elle-même est rarement ce qui nous préoccupe. On s’inquiète plutôt d’un autre gaspillage associé à la consommation d’énergie : gaspillage d’argent, de ressources naturelles, etc.
Quel usage politique du gaspillage ?
Dans un billet précédent, j’ai évoqué un usage politique de la notion de gaspillage. Le gaspillage pourrait être une notion mobilisatrice : personne n’aime le gaspillage, et beaucoup sont prêt·es à lutter contre lui. Des injustices multiples peuvent être vues comme des gaspillages. Je pense à la justice climatique et sociale, aux colonialismes, aux luttes féministes, mais la liste ne fait que commencer.
Au regard de la complexité de la notion, je suis désormais moins enthousiaste. Si une union contre les gaspillages devait se faire, elle s’appuierait probablement sur un projet vague et des incompréhensions latentes. C’est peut-être le lot de toute alliance politique suffisamment large : elle se construit sur des mots simples qui unissent plus que sur un programme détaillé.
Mais sans attendre une hypothétique union, notons les usages politiques qui sont déjà faits du gaspillage, et qui profitent de la confusion ambiante. Les capitalistes productivistes aiment se présenter comme des gestionnaires de génie, des pourfendeurs du gaspillage et des hérauts de la productivité. Leur pantomime ne résiste pas à une analyse froide appuyée sur un concept bien défini de gaspillage. Ils gaspillent comme personne.
Plus on élargit le périmètre des personnes concernées, plus on prend en compte de ressources et d’objectifs, plus l’injustice de la situation devient flagrante. Celles et ceux qui défendent un avenir vivable l’ont compris depuis longtemps. Et le choix qui s’offre à nous se simplifie peu à peu : décroissance ou gaspillage.
Cet article fait partie d’une série en cours autour du “zéro gaspillage” :
- En finir avec le zéro déchet, une défense du zéro gaspillage
- Pourquoi le gaspillage est politique
- Le zéro déchet est-il secrètement extractiviste ?
- Le mouvement zéro déchet a‑t-il disparu ?
- Pourquoi la sobriété plaît aux riches ?
- Le point de vue zéro déchet (à venir)
- Se sortir d’une écologie coloniale (à venir)
👉 Je cherche un éditeur intéressé pour réunir la série finalisée dans un livre.
Remerciements & crédits
Comme tous les textes trop longs, cet article n’a pas été écrit par une seule personne. Il n’aurait pas été possible sans : Armie, Marion, Juliette, JB et (l’autre) Guillaume. Elles et ils ont passé du temps à échanger sur le sujet et lire des préversions encore plus mauvaises que ce texte final. Tout ce qui reste de navrant est de mon fait.